Marquant le retour de Buñuel en Espagne après le violent scandale de Viridiana qui aboutit à la saisie des copies du film, Tristana semble au départ raconter une histoire similaire, celle d’une jeune fille sous la coupe d’un homme plus âgé abusant de sa position dominante. La jeune Tristana se voit ainsi considérée par son oncle comme une fille et, assez rapidement, une épouse, dans un ménage très malsain, sous l’œil complice d’une domestique (figure incontournable chez Buñuel) et d’un jeune débordé par ses pulsions désirantes.
Sorte de relecture de L’École des Femmes de Molière, ce duo inégal fait la part belle à des dialogues souvent incisifs, la jeune femme prenant rapidement de l’épaisseur pour un rôle qui voit Deneuve, un peu comme dans Belle de Jour, gagner progressivement en présence et en répartie. La prise de conscience se paie d’une sorte de pragmatisme assez amer, l’amour sincère ne durant qu’un temps, et laissant place à une lucidité qui n’hésitera pas à ourdir une vengeance froide, sur le long terme. À un vieux maître qui lui affirme qu’il « préfère la tragédie au ridicule », elle demandera s’il préfère « une épouse infidèle ou une femme libre » : cette façon de poser clairement les enjeux pour composer avec l’injustice et la cruauté du monde rappellent bien entendu toutes les héroïnes du cinéaste, de Viridiana à celle du Journal d’une femme de Chambre.
Alors que le vieil homme accroit son ridicule dans une pose qui ne trompe personne, se peignant régulièrement les moustaches ou souffletant son rival qui lui répond par un bien plus contemporain poing dans la figure, les figures symboliques se délitent au même rythme que la tradition s’estompe : le fétichisme du pied cher au cinéaste trébuche sur une amputation, et l’épouse s’exhibe au balcon avant un raccord blasphématoire sur une madone. La répulsion grandissante à l’égard du patriarche s’enrichit d’un rêve récurent (sa tête tranchée devenue le battant d’une cloche) qui prolonge la dimension visionnaire du cinéma de Buñuel, et trouve dans ce film une expression particulièrement vibrante sur le plan esthétique. Les mouvements de caméra latéraux, très étudiés, vont constamment à la recherche des sentiments cachés, tandis que les personnages arpentent une Tolède aux rues minérales et démesurées qui semble accroître le labyrinthe confus de leurs passions. Ce regard qui s’abstient comme toujours de juger son personnage propose, par les voies du mouvement et du rythme, un accompagnement qui relève d’une discrète empathie, notamment dans la manière dont le temps réel va progressivement envahir un récit qui n’hésitait pas à convoquer de larges ellipses. Alors que son mari décline à vue d’œil entouré de ses pairs se gavant d’un riche goûter, Tristana, infatigablement, parcourt le couloir sur ses béquilles, se refusant à porter une prothèse : cette affirmation d’indépendance farouche, alliée à une rancœur jugée « satanique » par un prêtre, trouvera sa pleine expansion dans la nuit finale où la vengeance, toujours glaciale, prendra des proportions poétiques étonnantes. Une fenêtre ouverte sur la neige, une passivité meurtrière et un flash de toute une existence de renoncements occasionnent un nouveau film qui pourrait bien, sans les mots, faire figure d’un abrasif acte de naissance pour une protagoniste qui rejoint la cohorte des émancipées iconoclastes du cinéaste.