Tout cinéphile sait qu’il ne peut faire l’impasse sur Ford, qui résume à lui seul la quintessence du cinéma américain ; mais ce qu’il sait moins, c’est qu’il n’a pas attendu 1939 et 1939 pour faire des chefs-d’œuvre, et qu’on a perdu un très grand nombre de ses films muets tournés dès les années 10.
Three bad men avait peu de chances de tomber dans l’oubli : parce ce que c’est une merveille, évidemment, mais aussi parce qu’il est à considérer comme un blockbuster de son temps. Western, comédie, film épique, il concentre tout ce que le cinéma sait déjà - très bien – faire en 1926.
On aura ainsi droit à une formidable attaque au chariot incendiaire contre une paroisse en pleine prière, et une course à la colonisation des territoires d’une ampleur extraordinaire, permettant la mise en image la plus saisissante de cette conquête fiévreuse des terres qu’on pense gorgées d’or. Difficile de ne pas penser à Griffith dans de tels morceaux de bravoure, que ce soit Naissance d’une nation pour son récit fondateur dans lequel la violence est inévitable, ou Intolérance pour la mobilisation de tableaux aussi vastes.
Three bad men est d’ailleurs avant tout un film sur la naissance d’une civilisation, mais vue par le prisme souvent attendri d’individus modestes. Dès le prologue, qu’on croirait réservé à un documentaire sur l’arrivée massive des migrants dans le Land of opportunities, Ford filme la fondation enthousiaste d’un pays : l’expansion géographique, mais aussi, et surtout, la construction d’une communauté : par la figure attachante des protagonistes, et du portrait fragmenté des familles autour d’eux. L’arrivée d’un pasteur permettant enfin de célébrer des mariages en est l’un des symboles.
Les audaces des prises de vues sont assez époustouflantes : la longue chevauchée permet des plans incroyables, autant d’occasions à Ford de varier les angles de vues et de filmer toute l’hétérogénéité de sa communauté : un bébé tombé du chariot filmé au ras du sol, et récupéré tel un nouveau Moïse, un couple de vieux qui décide de s’arrêter avant les autres pour fonder, en toute humilité, une terre nouvelle… Les portraits sont touchants, modestes et incroyablement humains : le Ford qui atteindra sa pleine maturité dans ce registre avec des sommets comme Les Raisins de la Colère ou Quelle était verte ma vallée est déjà ici bien vivace.
Car là où Ford affirme déjà sa patte, c’est dans la chair qu’il donne à ses personnages. Le trio de brigands devenus un peu malgré eux bienfaiteurs de l’orpheline et qui finissent par investir tous leur talents pour la cause est aussi cocasse qu’attachant, et annonce les portraits les plus seyants dressés par Kurosawa dans Les Sept samouraïs. Pour se faire, rien de tel que de mêler à l’épopée toute la saveur de la comédie. Three Bad Men est un film débordant de vie, et riche d’un équilibre parfait entre ses différents registres. Ford a très bien compris que pour rendre son drame prégnant, il aura fallu commencer par séduire : le rire rompt la glace, provoque l’identification et l’empathie.
Filmer, quelle que soit l’ampleur du tableau, à hauteur d’homme : telle pourrait être la devise du maître Ford. A la manière de son journaliste qui imprime ses nouvelles au cœur même de la course à la terre, le cinéaste ne quitte jamais ses personnages, et son dernier western muet n’est est pas moins un chef d’œuvre qui parlera à chacun d’entre nous.