Plus improbable, tu meurs ; le casting traduit d’emblée l’esprit fantaisiste de la maison, ouverte à plusieurs générations, plusieurs types de jeu, plusieurs accents : Marcello Mastroianni et sa fille Chiara, Marisa Paredes, Melvil Poupaud, Smaïn, Lou Castel, Pierre Bellemare (non ? si, si). Ce dernier inaugure le film en interprétant un rôle qu’il connaît bien : dans un studio de radio, face au micro, il commence à nous conter l’histoire extraordinaire d’un homme. Puis vient l’image qui illustre ses propos. Entendre Bellemare dans un film de Ruiz est en soi comique, mais ce qui l’est plus encore réside dans le léger décalage entre ce qui est dit et ce qui est montré. Embobineur-né, feignant de tout nous dire pour mieux nous égarer, poussant même le vice jusqu’à employer un titre trompeur, le cinéaste dynamite déjà les lois traditionnelles du récit. Résumer le film est d’ailleurs positivement impossible. Reste seulement à esquisser ses grandes lignes. Quatre épisodes (au moins) se succèdent, mettant à chaque fois en scène Marcello Mastroianni. 1) Un homme décide un jour d’habiter en face de chez lui, disparaît durant vingt ans et retrouve sa femme comme s’il l’avait quittée une heure avant. 2) Un professeur d’anthropologie négative (sic) devient un clochard richissime. 3) Un jeune couple vivant modestement se fait entretenir sans raison par un inconnu et hérite d’un château. 4) Un financier s’invente une famille à l’étranger et apprend que celle-ci va bientôt débarquer chez lui.
On est bien sûr très en deçà de ce que montre le film. Les épisodes en apparence autonomes vont progressivement s’interpénétrer et finir par former une seule et même histoire. La folie réjouissante de cette farce tient conjointement dans sa construction, dans ses jeux de langage surréalistes, dans ses interprétations (Poupaud et Chiara Mastroianni, tordants de rire, en amants candides overdosés de bonheur). Comme à son habitude, Ruiz filme des métaphores au pied de la lettre (exemple : un doigt coupé dans une coupe de champagne), passe du coq à l’âne, multiplie les jeux de miroir, les faux-semblants, truque et distord jusqu’à plus soif. Royaume de l’absurde, patchwork indéfinissable, Trois vies et une seule mort est autant une œuvre bizarre qu’une authentique apologie de la bizarrerie.
Reste que ses qualités peuvent aussi engendrer une relative frustration. A force de brouiller les pistes, de fuir toute identification ou proposition de morale, le dispositif ruizien a tendance à se refermer sur lui-même. Aux trois quarts du film, ravis mais un peu submergés, on espère secrètement pêcher un soupçon de sens. Aimant le jeu pour ce qu’il est, Ruiz se refuse à nous l’offrir. On se retrouve alors face à son œuvre comme face à un ami, dont on aimerait qu’il mette momentanément la pédale douce sur le déconomètre pour l’entendre parler un peu de lui. A moins que le talent unique de Ruiz consiste justement à être tout le monde et personne en même temps. Un magicien protéiforme et invisible.