Le film est presque documentaire, tellement qu'il devient difficile de voir ce qui est de l'ordre de la fiction, au service du récit, et de la réalité : les acteurs jouent leur propre rôle, tout semble quotidien, anodin, quasi clandestin (principe déjà utilisé par Jafar Panahi dans Taxi Téhéran). On suit comme dans un road movie une voiture conduite par le réalisateur et une célèbre actrice de série en Iran - qui a du prendre des risques considérables pour jouer avec le réalisateur. On suit les silences, la nuit, la route, les allers et venus, les chagrins, les disputes, les conservations téléphoniques aussi...C'est parfois long, c'est parfois déroutant. Et la caméra qui quitte rarement le véhicule, sauf dans le village de la seconde partie du film où elle se libère, comme les paroles des villageois, donne un regard intime sur les personnages réels, un regard presque voyeuriste.
Le cinéma iranien est un cinéma si corseté par la censure et les conventions qu’il parait sur le point d’exploser. Pour cette raison, Panahi transgresse même ses principes. Cette fois ci il sort des voitures et de la nuit pour filmer les lointaines provinces iraniennes. Cette souffrance iranienne, dans les arts et la société, est illustrée par la vidéo filmée par téléphone d’une jeune actrice qui se pend par dépit et tristesse. C’est en la recevant que Panahi et son actrice, Behnaz Jafari, sidérés par l’acte, quittent Téhéran pour se rendre dans le village du drame.
C’est là que son cinéma illustre les déchirures que subit son pays : hybride culturellement avec la barrière de la langue (dans cette province éloignée on parle le turc), hybride socialement, entre traditions et modernités, déchirés entre plusieurs islams, plusieurs sociétés. Même Téhéran, pourtant conservatrice et prisonnière de l'islamisme et d'un régime terriblement oppressif, parait moderne par rapport à cette province perdue.
J'ai irrémédiablement pensé au film Mustang qui décrie à sa manière la même déchirure mais en Turquie. On y voit les mêmes traditions gangrener des pays qui débordent, explosent de jeunesse, sur le bord d'un inarrêtable renversement. L'avant garde artistique du Moyen-Orient demeure un horizon rempli d'espoir pour les peuples opprimés et démunis. Il faut se féliciter que de tels films parviennent sur les plages si douces et libérales de la Croisette. C'est la bataille de l'image qu'ils sont en train de gagner.
Trois visages c'est finalement les trois visages de trois femmes à trois âges différents et ici toutes trois actrices : une future icône, une icône et une icône déclinante. Toutes les trois symbolisent une émancipation folle, de "saltimbanque" disent les villageois du film. La femme au Moyen-Orient devient l'instrument de toutes les luttes, un objet politique fondamental, à l'origine des clivages des sociétés orientales, aussi bien progressistes que réactionnaires ; certains leur font ôter le voile, les autres leur font porter. La femme est le coeur du sujet, de sociétés scindées en deux et il est fort à parier que c'est par elles que les révolutions se feront, comme cela avait été déjà le cas lors de la Nadha au début du 20ème siècle. Et cela a déjà commencé : certaines osent retirer le voile en Iran pour exhiber leurs visages jugés impudiques et impies et on peut s'en féliciter. Le voile (ici surtout le Tchador, cette infamie inventé par les islamistes de 79) est antinomique du cinéma, art du voyeurisme par excellence. Et le cinéma survivra au régime iranien, c'est certain.
Panahi et son cinéma participent de cette révolution. Il ne doit sa liberté qu'à sa célébrité. Interdit de tournage en Iran son film en tire une force politique certaine. Il est une fenêtre de plus, une respiration pour l'Orient.