Timide, cherchant constamment à comprendre l’intime, Trouble Every Day vole de ses propres ailes, à l’image de ce simple foulard galopant dans l’air de Paris. Face à nous, une œuvre immergée alors dans une frustration latente voyant deux « vampires » malades qui essayent tant bien que mal de canaliser un démon carnivore qui grandit en eux. Directement, par sa construction fantomatique, la réalisatrice quadrille un cadenas dans les tentations pulsionnelles, un mal corporel qui empêche de faire ressortir le monstre qu’est l’humain, le calme avant la tempête. Claire Denis filme donc deux histoires distinctes, deux âmes en peine enchaînées malgré elles, pour ne pas qu’elles dévoilent leur véritable visage sanglant à leurs propres congénères.


Deux cannibales les nerfs à vifs propulsés dans une jungle humaine comestible. Par cette approche minimaliste, elle fait de ce soubresaut un rendez-vous manqué et meurtrier qui va alors composer un film de genre sans en être un où l’horreur peut être légère comme la simple rosée du matin. C’est donc par choix que l’effusion de sang devient secondaire malgré la fine radicalité dans certaines scènes de cannibalisme. Claire Denis pense, réfléchit à son ambiance douce calfeutrant ses personnages solitaires comme le faisait Sofia Coppola dans Lost in Translation. La réalisatrice s’immisce dans l’addiction de la chair, du sang : une plus animale et haineuse (Béatrice Dalle) et l’autre plus humaine, teintée d’une compassion anxiogène (Vincent Gallo). Puis, une angoisse sourde parcourt ce film d’un amour paradoxal. Que cela soit dans cette chambre fermée à double tour, ou face à ces murs mystiques jonchés du sang d’un inconnu, Trouble Every Day a le souci du détail, de la chair, du grain de peau.


Shane part en voyage avec sa dulcinée pour une petite escapade en amoureux, essayant de panser ses plaies psychologiques. Il la regarde sans réellement la toucher par peur de partir en vrille et de commettre l’irréparable. Claire Denis crée une atmosphère apaisante mais maladive, amoureuse mais destructrice. Trouble Every Day est une étude de caractère schizophrène, un cri de douleur dans le silence, notamment à travers un Vincent Gallo impuissant, essayant de contenir ses pulsions morbides comme lorsqu’il se cache dans les toilettes de l’avion pour laisser s’égailler ses cauchemars les plus sordides. Il est un monstre, il le sait, on le sait, mais s’instaure à contrario une empathie quant à sa frustration amoureuse. Vincent Gallo, avec sa retenue et son regard à la fois envieux et triste, est fascinant de justesse. À l’image de la bande son magnétique des Tindersticks, poétique et mélancolique à souhait dont l’utilisation fait penser à celle de In the Mood for Love de Wong Kar Wai, Trouble Every Day n’est pas un film horrifique à proprement parlé, il garde ses codes de films d’auteurs lents et quasi mutiques.


Une odyssée lancinante avant une tempête faite de sensualité vorace, un lâché prise pénétrant. De l’autre côté de la ville, une femme est enfermée à double tour dans un pavillon de banlieue par un médecin mystérieux faisant des expériences sur sa propre nature. Enfermée parce que la nuit et le jour elle s’échappe pour avoir les faveurs d’hommes peu scrupuleux sur lesquels elle pourra assouvir sa soif de chair. Sentiment d’angoisse et d’immense s’empare d’elle durant ses meurtres presque involontaires. Trouble Every Day est lumineux, calme sous les déchirements de peau, terriblement humain devant l’horreur.


Machinalement, derrière son aspect dérangeant et glauque, le long métrage est souvent muet et la réalisatrice laisse divaguer sa caméra, sa photographie haletante sur les regards, sur les corps telles des proies notamment lorsqu’elle filme des scènes d’intimité où se mélange passion sexuelle et peur de perdre le contrôle face à cette bestialité sanguinaire. Avec des petits mouvements scéniques anodins mais somptueux, un montage sur les corps, sur le désir, sur les expressions, comme le prouvent ces dernières minutes parfaites de non-dits monstrueux, Claire Denis fait alors raisonner les battements de cœur de son œuvre mortifère.


Article original sur LeMagducine

Velvetman
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.

Créée

le 31 janv. 2016

Critique lue 1.8K fois

41 j'aime

8 commentaires

Velvetman

Écrit par

Critique lue 1.8K fois

41
8

D'autres avis sur Trouble Every Day

Trouble Every Day
Truman-
4

Critique de Trouble Every Day par Truman-

Trouble Every Day ou comment offrir une idée sympa, oser l'aborder de façon différente et assez original mais ne jamais savoir maitriser la chose . Dès le début j'ai sentis que ça n'allais pas passer...

le 24 oct. 2013

14 j'aime

3

Trouble Every Day
Alligator
5

Critique de Trouble Every Day par Alligator

juil 2010; Après l'échec monumental que me valut la découverte de "L'intrus", mon premier Claire Denis, je réitère une tentative pour faire plaisir à ma femme, grande fanatique de la cinéaste. Et...

le 13 avr. 2013

14 j'aime

Trouble Every Day
takeshi29
9

Dieu est une vampire

Parce que Béatrice Dalle rouge-sang, des images quasi-christiques soulignées par la voix d'outre-tombe de Stuart A. Staples... La BO fascinante d'un film qui l'est tout autant :...

le 1 juin 2012

14 j'aime

6

Du même critique

The Neon Demon
Velvetman
8

Cannibal beauty

Un film. Deux notions. La beauté et la mort. Avec Nicolas Winding Refn et The Neon Demon, la consonance cinématographique est révélatrice d’une emphase parfaite entre un auteur et son art. Qui de...

le 23 mai 2016

276 j'aime

13

Premier Contact
Velvetman
8

Le lexique du temps

Les nouveaux visages du cinéma Hollywoodien se mettent subitement à la science-fiction. Cela devient-il un passage obligé ou est-ce un environnement propice à la création, au développement des...

le 10 déc. 2016

260 j'aime

19

Star Wars - Le Réveil de la Force
Velvetman
5

La nostalgie des étoiles

Le marasme est là, le nouveau Star Wars vient de prendre place dans nos salles obscures, tel un Destroyer qui viendrait affaiblir l’éclat d’une planète. Les sabres, les X Wing, les pouvoirs, la...

le 20 déc. 2015

208 j'aime

21