Il a beaucoup été reproché aux distributeurs français le titre francophone Tu ne tueras point en lieu et place de Hacksaw Ridge, qui désigne l'endroit où se tient la bataille au cœur du nouveau film de Mel Gibson. Une non traduction laide et grossière mais pour une fois il est difficile d'en vouloir aux distributeurs puisque ce titre, Tu ne tueras point est à l'image du film : laid et grossier.
Cela fait 10 ans qu'on n'avait pas revu Mad Mel derrière une caméra, 10 ans depuis son formidable Apocalypto, 10 ans de frustration et d'espoir... et le voir se vautrer ainsi est assez douloureux. L'histoire de Tu ne tueras point est celle du soldat Desmond Doss qui s'enrôle dans l'armée américaine pour aider son pays mais refuse de tuer qui que ce soit car sa foi chrétienne lui interdit d'ôter la vie. Il refuse donc de toucher la moindre carabine et de devenir medic. Un postulat fort, une histoire vraie et surtout l'opportunité de voir la guerre sous un angle inédit : comment sauver des vies au lieu d'en prendre au milieu du chaos et de la folie ?
Mais au lieu de nous raconter cette histoire Mel s'emmêle les pinceaux et tombe dans tous les pièges du film de guerre ronflant et reste aveuglé par sa propre foi (ce n'est un secret pour personne que Mel Gibson est un catholique croyant à tendance rigoriste). Les clichés du méchant sergent instructeur (joué par un Vince Vaughn complètement à côté de ses rangers), des séances d'entraînement, des gradés vachards s'enchaînent sans apporter quoi que ce soit au moulin ni même au genre. Durant toute la première heure Mel Gibson nous montre la foi inébranlable de son héros face aux autres, face aux coups, face aux humiliations, etc... Un héros sans aspérité, à la fois fin dragueur et monument de pureté, dont la détermination triomphe de tous les obstacles. Tout l'enjeu est affreusement terre-à-terre : va-t'il, oui ou non, avoir le droit d'aller au front sans porter d'arme ? Une fois ce délicat souci administratif réglé on nous annonce qu'il peut intégrer définitivement son unité et commencer l'entraînement de médecin de combat. C'est alors que...
Rien.
Le film nous a refourgué toutes les scènes de camp militaire qu'on a déjà vu cent fois en mieux ( de Les 12 salopards à Full Metal Jacket ) et quand il a la possibilité de plonger dans le cœur de son sujet, à savoir "comment faire pour sauver une vie en temps de guerre ?", il préfère faire un cut sur une scène d'amour où le juste peut enfin prendre son épouse. Cut à nouveau, le voilà sur le front. Le film passe très exactement zéro minute sur la formation d'un médecin de combat, pas même une allusion dans un dialogue, rien. Quitte à nous montrer des scènes d'entrainement, de théories sur la guerre ce sont celles-là qu'on aurait dû voir, pas les autres. La vérité, mais on ne le sait pas encore à ce moment du film, c'est que Mel Gibson s'en fout complètement de cet enjeu. Plutôt que d'essayer de chercher l'universalité derrière un cas particulier, il préfère ne retenir que la métaphore christique et fait de son film une oeuvre de prosélytisme des plus gênantes. Ho, bien sûr la première heure a son lot de plans rapprochés face caméra où Doss fait de la pédagogie chrétienne pour nous expliquer sa démarche mais on est alors encore en droit de croire qu'il ne s'agit que de caractérisation d'un personnage dont le seul trait de caractère est sa force de conviction. Mais la suite nous confirme bien que ces moments étaient en fait le prêche du réalisateur et non celui du personnage.
Mel Gibson sait filmer la violence, la bataille de Stirlling de Braveheart et tout Apocalypto sont là pour en témoigner. Mais il faut aussi se rappeler que Mel Gibson est l'auteur du ridicule La passion du Christ où la surabondance de violence graphique confine au grotesque et finit par étouffer complètement le film. Malheureusement Tu ne tueras point entre dans la seconde catégorie. Oui, c'est violent : membres amputés, corps déchiquetés, tronc arrachés, tripes éparpillées, tout y passe et rien ne nous est épargné. Oui, la guerre c'est moche, c'est sale et ça fait mal. Dans le chaos Doss se glisse entre les balles pour aider ses camarades. Puis arrive le moment héroïque où il décide de rester seul, après la retraite de son bataillon, pour redescendre les blessés laissés derrière. Des séquences très efficaces, c'est indéniable même si on finit par se demander s'il n'y a pas aussi un certain plaisir du réalisateur à nous montrer des GI exploser sans ménagement. Le film se complaît d'ailleurs dans quelques moments de bravoures où la rage des personnage est clairement exaltée. Il suffit de voir Vince Vaugh en pleine partie de Call of Duty sur son brancard où encore ce moment totalement hallucinant où un soldat américain empoigne un tronc sanguinolent pour en faire un bouclier et foncer tuer du jap en hurlant. On se croit alors dans un bis italien des années 80. Tout cela semble assez déconnecté de la volonté de réalisme de l'ensemble, c'est efficace mais ça en fait déjà un peu trop. On est enfin un peu dans le sujet, malgré les gros sabots de la mis en scène, et la première heure n'en apparaît alors que plus pénible et inutile.
Mais c'est dans son dernier acte que Tu ne tueras point "Nuke the fridge" comme on dit dans le milieu. Quand l'intégralité du film, des actions des personnages ne sont là que pour célébrer l'avènement de Jésus réincarné. Le film dans son intégralité, du scénario à la mise en scène en passant par la musique, part en vrille. La compagnie triomphe enfin des japonais sans que l'on comprenne comment, la seule différence est que cette fois-ci ils ont respecté le temps de prière de Doss. Lorsque l'assaut commence il y a une telle catharsis sur l'héroïsme des soldats américains qu'on se demande si Michael Bay n'a pas repris les commandes. Ralentis béats en cascades, emphase absurde sur le kill count, la parodie est totale. La parodie s'étend jusqu'au camp japonais, jusque là le film n'en avait strictement rien à faire des soldats japonais, rien du tout. En soit ce n'est pas un problème : adopter le point de vue d'un seul camp est classique et n'empêche pas de faire des grands films de guerre comme en témoigne Croix de fer, Le jour le plus long ou il faut sauver le soldat Ryan dont Tu ne tueras point semble n'être qu'une version au rabais, empruntant tout un langage cinématographique sans vraiment le comprendre. Bref, ne pas suivre les japonais, ce n'est pas grave, ce n'est pas le propos mais il faut l'assumer jusqu'au bout. Pourtant Mel Gibson croit malin d'insérer une scène d'un gradé japonais dont on ne sait rien du tout, qu'on a jamais vu (ou si on l'a vu il est impossible de le remettre puisqu'on ne voit les soldats japonais que quelques secondes lors des plans de coupe) et dont, forcément, on n'a rien à faire, en train de se faire seppuku. Le cliché total, on est presque déçu de ne pas voir de ninjas débarquer. La scène n'a aucun lien avec le reste du film, il n'y a là aucune logique narrative, ça sort de nul part, ça n'apporte rien. C'est filmé avec une telle complaisance qu'on se dit que la seule raison d'être de cette scène est de nous montrer, face caméra, une décapitation car, c'est vrai, on n'en avait pas encore eu jusque là.
Le récit finit par se nouer autour de fourbes japonais qui font semblant de se rendre et qui profitent de la situation pour jeter des grenades sur les soldats américains. Ni une, ni deux, Desmond Doss enclenche le bullet-time pour dévier la première grenade en plein vol du plat de la main avant d'éloigner la seconde d'un coup de pied que n'aurait pas renié Jonny Wilkinson. Ce twist imparable, Desmond Doss était en fait champion de tennis extrême. Grand moment de honte et de gêne. Le ridicule ne tue pas. La preuve : Desmond n'en sortira que légèrement blessé suffisamment en tout cas pour parachever la métaphore christique que Mel Gibson voulait depuis le début. Le réalisateur australien donne encore quelques coups de burin à grand renfort de mouvements aériens de Louma, nous montrant Desmond Doss sur sa croix symbolique, volant plusieurs mètres au dessus de ses camarades et enveloppé de la lumière chaleureuse d'un soleil complice. De tout ceci, de toute cette histoire Mel Gibson n'a retenu qu'une seule chose : que son personnage était un chrétien rigoriste comme lui et qu'il avait réussit l'impossible, ou en tout cas l'impensable, et qu'il fallait donc bien montrer toute la supériorité de sa foi sur le reste. Il y a là quelque chose de vraiment rageant à prendre l'Histoire par le petit bout de la lorgnette et en essayant de nous l'imposer de façon aussi vulgaire. De la parabole possible sur la foi qui pourrait transcender les hommes on tombe dans une simple entreprise de prosélytisme trop fière d'elle-même. Du prêchi-prêcha lourdaud.
Le dernier clou est enfoncé par l'utilisation finale d'image d'archives où on nous réexplique encore une fois à quel point Desmond Doss est un saint (la preuve, il a vécu toute sa vie avec la même femme jusqu'à ce que la mort les sépare) et où Desmond Doss (le vrai, pas Andrew Garfield qui est d'ailleurs plutôt convaincant) raconte certains des événements que l'on vient de voir dans le film. On touche là à un problème récurrent des films "inspirés d'une histoire vraie" qui partent trop souvent du principe que la réalité est ce qui donne la force au film alors même que tout le principe du Cinéma est l'art de raconter un mensonge de façon crédible. En faisant raconter les événements par le vieux et réel Desmond on a une façon incroyablement facile, et donc pénible, de tirer des larmes au spectateur. On est également en présence d'une astuce de narration factice pour nous confirmer qu'un passage vu dans le film a bien eu lieu dans la vraie vie réelle des gens qui ont vraiment vécus, le but étant de valider cette séquence et par ricochet tout le reste du film comme pour essayer d'en gommer toutes les exagérations et les partis-pris douteux. Mais en faisant cela Mel Gibson donne surtout l'impression qu'il n'a pas assez confiance dans la puissance évocatrice du Cinéma, ou en tout cas de son Cinéma, pour atteindre et impliquer le spectateur... et ce constat est d'une tristesse absolue.