Rater un film est à la portée d'à peu près tous les réalisateurs. Presque tous, même les plus grands, ont un jour loupé la marche de leur ambition.
Non, le vrai exploit, c'est d'arriver à rater plusieurs films en un seul.
De quoi garnir le palmarès de plusieurs festivals.
Croute d'or du récit hagiographique
Franchement, si j'étais persuadé que Desmond Doss a été, de près ou de loin, un héros ressemblant au portrait qu'on a dressé de lui après ses exploits, je serais dépité qu'on ait pu faire un film comme celui que Gibson nous propose ici. Comment peut-on encore ériger de telles statues, dignes des régimes les plus dictatoriaux ? Doss n'est pas présenté comme un homme, mais comme un monolithe de vertu.
Bien sûr, il a fallu l'habituel (ici double) trauma infantile pour expliquer son impulsion originelle, le guidant vers son chemin de croix. Une fois l'acte fondateur advenu, Jésus déboule: bon avec ses parents, sauveteur avec les accidentés, intrépide mais pudique avec sa fiancée, respectueux avec ses officiers, compréhensifs envers ses agresseurs, opiniâtre, tendre quand il le faut, dévoué, pieux entier, débordant d'amour pour son prochain, héroïque sous la mitraille, près au sacrifice avec l'ensemble de son peloton.
Nulle aspérité, pas de face d'ombre, nul questionnement, hésitation, remise en question, zéro doute… En un mot, christique (ce serait d'ailleurs pas mal que le réalisateur se penche sur la vie du fils de dieu, ça pourrait faire un film assez chouette).
Ah ben non, tiens. Il semble que dans la bible, même le fils du charpentier de Nazareth se pose parfois des questions. Desmond est au dessus de ça.
Putain, plus fort que Jésus, quoi. Héros de calibre cosmique.
Gadin spécial du jury dans la catégorie film de guerre
Je me demande s'il ne faut pas remonter aux films des années 40-45 pour trouver des films aussi uni-dimensionnels sur le thème de la guerre. Et encore, s'en faisait-il déjà plusieurs qui, même poussés par la propagande gouvernementale, posaient plus de questions que ce que nous propose le réalisateur australien ici. La guerre ne sert tellement à rien d'autre qu'à planter un cadre à l'héroïsme dégoulinant de son personnage qu'elle en est réduite à une série de décors désincarnés, manquant à tel point de substance qu'ils laissent place libre pour l'éclosion et la prolifération d'une plante terriblement sournoise et vénéneuse: une mise en scène tapageuse frôlant le ridicule (j'y reviens plus bas).
On a une ou deux fois la désagréable impression de découvrir un mix mal dosé entre Full Metal Jacket et le soldat Ryan.
Que l'on ne doute à aucun moment du bien-fondé ou du sens profond d'une telle absurdité passe encore (dieu merci, nous sommes en 1945, dans un conflit relativement limpide quant à ses enjeux… On n' ose imaginer un tel film dans un conflit de type Vietnam), mais à aucun moment, à travers le scénario, interroger, même de manière rapide ou à la marge, les méthodes et la finalité de telles attaques suicides, peut rendre pour le moins circonspect. Le seul moment où Desmond interroge dieu, c'est pour savoir quoi faire au milieu du chaos. Et surtout pas: pourquoi le chaos.
Doss, c'est le type qui cherche à obtenir le titre "poussin du mois" dans une usine à nuggets.
Pire, l'aspect monstrueux conféré à l'ennemi confond par son simplisme et sa naïveté. Noircir la personnalité de ceux dont on cherche la mort est non seulement (malheureusement) compréhensible mais a toujours été abondamment pratiqué dans ces époques troublées où les guerres font rage. La méthode est d'ailleurs plus que jamais d'actualité de nos jours.
Mais reprendre à son compte la propagande belliciste pour la mettre en image donne une notion du manque de recul du scénariste sur son sujet: on voit donc les japonais dépeints comme des espèces de bêtes maléfiques immortelles dénués de toute humanité (qui survivent aux bombardements massifs), fourbes, traitres, sanguinaires, prêts à toutes les horreurs pour vaincre leurs ennemis (on achève les mourants, on se sert des corps pour accomplir ses basses œuvres, on ne respecte pas le code du drapeau blanc), et qui ne retrouvent une once d'honneur que lorsque vient le moment de s'ouvrir le ventre.
Ne manquait plus que la possibilité de les voir manger des bébés yankees et le tableau était parfait.
Prix "poulet sans tête" de la mise en scène
Il existe quelques procédés de mise en scène qui ont tendance, s'ils ne sont utilisés avec une infinie précaution, à me faire vomir mes pop-corns.
Prenez le ralenti. Il ne doit pas y avoir 1% des cas où son utilisation peut se justifier.
Tu ne tueras point en regorge, au point qu'on a l'impression de subir une version tordue de l'intégrale d'Alice Nevers, à plusieurs reprises. Ces ralentis ne nous disent qu'une chose: re-gar-dez—comme-je-sais-bien-filmer-ce-mo-ment-d'é-mo-tion,-su-per-be, non ? ou alors T'as-vu-ce-sang-qui-gicle-devant-ces-mahousses-explosions-ça-te-la-coupe ?
Du coup, les quelques scènes qui auraient pu me cueillir par leur radicalité deviennent, par le double effet de l'absence de point de vue de leur auteur et leur façon m'as-tu-vu d'être portées à l'écran, de purs moments de facilité un peu obscènes.
Le résultat d'un projet aussi faiblement structuré se cristallise dans les dernière minutes du film en total roues libres. L'exaltation mystique du réalisateur peut exploser dans chaque plan: une attaque générale (impliquant l'artillerie de nombreux bateaux et plusieurs pelotons) peut attendre que le messie ait fini de prier, on peut risquer sa vie pour récupérer une bible, et le transport final du corps du christ apparait en majesté dans la magnificence d'un soleil céleste, à grands renforts de louma pivotante pour la gloire des siècles et des siècles.
Le générique final permet même une nouvelle progression dans le triste engrenage des édifications hollywoodiennes à base d'histoire vraies: ce ne sont plus de simples photos pour nous montrer à quel point les équipes techniques, maquillages et effets spéciaux ont bien fait le taf; nous avons cette fois droit à des extraits complets de reportages tout droits issus d'un History Chanel quelconque, pour nous démontrer à quel point tout ce qu'on vient de voir, reprise de dialogues de film à l'appui, ne peut pas être des conneries.
Un homme porté par ses convictions (que l'on ne peut remettre en cause) est inarrêtable. C'est sur cette simple idée que repose un peu plus de deux heures d'une boucherie numérique niaiseuse, qui ne peut que rassurer l'amateur de spectacle total: le héros est blanc et altruiste. On n'ose songer sans frisson à ce que la même idéologie pourrait donner comme film si le dieu était différent, et la peau du héros plus sombre. Mais on imagine que ce genre de complication ne fait pas partie de celles avec laquelle l'ami Mel aime se coltiner. Sa vision du monde ne s'embarrasse pas de ce genre de nuances: chez lui, le binaire tient chaud. Il y a dieu et le diable, les héros et les autres, les bons et les méchants, le blanc et le jaune, eux et nous. De quoi remplir un programme politique dans à peu près n'importe quel pays du 21ème siècle .
Amen.