Une nouvelle facette du récit cinématographique, documentaire et propagandiste de l'ère soviétique à la conquête de territoires éloignés et hostiles, qui se range très naturellement aux côtés d'autres monuments comme Le Sel de Svanétie de Mikhail Kalatozov (1930, sur les dures conditions de vie de montagnards des hauts plateaux géorgiens, coupés de tout) ou encore Pamir de Vladimir Erofeyev (1927, plus proche dans le style et le thème, sur une expédition d'un massif alors inexploré et point culminant de l'Union soviétique). Les mots-clés sont assez faciles à détourer et circonscrivent clairement le récit : territoires peu hospitaliers de l'URSS qu'il convient de dompter et de viabiliser, célébration du travail des ouvriers soviétiques qui mettent du cœur à l'ouvrage, rencontre de la technologie bolchévique avec la vie primaire des peuplades autochtones, et émancipation des populations isolées rendue possible par les avancées de la mère patrie.
Turksib, du nom de la voie ferrée Turkestan-Sibérie reliant l'Asie centrale à la Sibérie (aujourd'hui Ouzbékistan, Kazakhstan et Russie) sur près de 2500 kilomètres, est une de ces émanations des plans quinquennaux fixant des objectifs de production bien précis, un projet cinématographique de grande ampleur, audacieux et emporté par cet enthousiasme euphorique qui donne l'impression que la conversion au parti est instantanée au contact du mouvement, du train en marche. C'est avant tout un portrait des conditions de survie dans cette partie de l'Asie centrale, une lutte quotidienne présentée dès l'introduction par la sévérité des éléments — symbolisée essentiellement par la rareté de l'eau, avec au premier rang les difficultés agricoles mises en scène avec toute la beauté de ce cinéma-là, montage alterné acéré montrant les blés qui flétrissent et les canaux d'irrigation désespérément secs jusqu'à ce que le liquide quasiment sacré n'arrive. Un procédé technique qui sera repris de nombreuses fois, et notamment dans le dernier temps du film, une fois le Turksib en place et prêt pour son premier voyage — le parallèle entre la mise en mouvement des roues du train et la course avec les cavaliers (chevauchant chameaux et vaches) est juste magique.
La continuité du territoire entre la fonte des glaces sibériennes au nord et l'approvisionnement de l'eau au sud aride est aussi un moment extrêmement iconique, au creux d'une illustration recherchant la logique (industrielle) dans la nécessité de trouver des moyens alternatifs d'acheminement des denrées et matériaux (blé, eau, coton) aux traditionnels voyages à dos d'âne ou de chevaux. Victor Tourine déploie un de ces fameux poèmes lyriques soviétiques à la gloire de la machine stalinienne, sans pour autant oublier les bouleversements occasionnés en chemin, dans les déserts certes inhospitaliers mais malgré tout peuplé de tribus ancestrales. L'opposition entre les textures et les matières constitue un point central du film, avec d'un côté le sable et la sécheresse des terres turkestanes et de l'autre le bois et le fer des rails qui amèneront les machines. Les plans magnifiques se comptent en outre par dizaines, des chameaux parcourant les dunes dans le désert projetant d'immenses ombres, le sable balayé par le vent sous le regard des paysans asiatiques aux visages bouleversants, l'avancée des travaux suscitant la curiosité des locaux, et cette course (presque) finale vraiment inoubliable.
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