Après une vague de films proches de l'auto-fiction, Guy Maddin réalise une espèce de thriller vintage, hermétique et alambiqué : Ulysse souviens-toi ! (2012), occasion de passer de l'argentique au format numérique. De retour chez lui après une longue absence, le vieil Ulysse est plongé 'littéralement' dans son passé. C'est l'histoire d'un homme mauvais sur tous les plans (gangster, père indigne, mari ingrat) forcé de rejouer et assumer tout ce qu'il a raté, donner des réponses à ceux qu'il a bafoué avant de les abandonner.
Ces souvenirs ne sont pas des scènes figées se répétant, mais des morceaux de réalités révolues remis en scène. Ulysse a l'opportunité de déambuler dans ces séquences et ambiances d'autrefois pour communiquer avec les morts, payer ses dettes et en somme laver sa conscience ; au pire il arrachera le voile qui lui a permis de vivre et vieillir impunément. Il ne s'agit donc pas d'interrompre le cours du temps, mais plutôt de percer des mystères ou résoudre des conflits endormis. À travers cet antihéros Maddin imagine l'introspection de son propre père et la relie avec ses propres rêves de jeune homme : ses songes à la mort de son père, lorsqu'il avait 21 ans, auraient trouvés un écho dans L'Odyssée d'Homère (racontant les péripéties d'Ulysse pour revenir auprès de Pénélope et Télémaque après la guerre de Troie).
Cette introspection détournée est une constante chez Maddin, le récent Winnipeg mon amour (2009) étant lui-même un documentaire 'subjectif' sur sa ville d'enfance tout en étant une représentation de sa propre mère. Ulysse se concentre sur les effets de la désertion paternelle et accessoirement, sur la façon dont le négocie la mère, interprétée par Isabella Rossellini (Blue Velvet, Two Lovers, État second). Cette odyssée régressive justifie surtout la visite d'une boutique à vocation 'onirique' et doublement nostalgique : Ulysse passe en revue une abondance de souvenirs, Maddin recycle de vieilles reliques, personnelles ou cinéphiles.
Ses inspirations sont puisées du côté de l'impressionnisme allemand, des films de gangsters des années 1930 (dont Scarface et L'Ennemi public sont les champions), des histoires de maison hantée/fantômes européennes ou relatives aux phases 'gothiques' du cinéma fantastique US – du moins les opus 'propres' (comme La Maison du diable de Wise) à l'opposé du bis rococo [type cycle Poe de Corman – Le Masque de la mort rouge]. Maddin déverse son originalité sur des supports très codés, des fantasmes pour sadiques télégéniques ou obsédés des Années folles (avec ce vieux cabaret pour pervers d'Europe centrale – ère pré-nazie). Son bordel est hétéro en surface mais dégage clairement une 'odeur' gay, l'esthétique est SM mais cette orientation s'affirme de façon indirecte.
Déroutant en lui-même (et abscons de toutes façons), cet opus apparaît donc comme un condensé de l’œuvre de Maddin, reprenant ses thèmes habituels avec hauteur et détachement. Bordélique et sophistiquée, la signature reste toujours aussi identifiable : par les thèmes, ce noir et blanc et la photo superbe bien sûr, mais surtout ce langage exclusivement affectif et torturé, focalisé sur des névroses pittoresques avec une tendance à délicatement 'bouffoniser' du borderline et à romantiser des handicaps sentimentaux profonds. Le résultat peut blaser, envoûter, interpeller, pour les mêmes raisons et selon l'ardeur que le spectateur y met ; Maddin se fiche du recul et de la pédagogie. Dans le cas présent, c'est au point de brader la construction si spéciale (rythmée par les battements de l'horloge) sur laquelle tout repose ; en résulte en modèle de 'flou artistique' complaisant et productif.
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