Vincent Lindon et Stéphane Brizé achèvent, avec Un autre monde, une trilogie consacrée au monde du travail : La loi du marché faisait du comédien un employé contraint de trahir ses collègues, En guerre le voyait s’engager en tant que syndicaliste. Il est désormais le patron d’un site qui doit répondre à son propriétaire exigeant un nouveau plan social.
Les thématiques sont identiques, seul le point de vue change : alors qu’on limitait cette figure des cadres et des patrons à des uniformes presque inhumains, voici qu’on investit les coulisses pour dévoiler une nouvelle chaîne de commandements tout aussi effrayante, et au terme de laquelle règne la loi du marché : celle d’actionnaires qui ignorent tout du terrain, et d’une concurrence à l’échelle mondiale où tous les sacrifices sont consentis pour rester compétitif.
Les défauts de Brizé sont eux aussi restés les mêmes : cette nécessité de charger les motifs, de multiplier les problèmes (un plan social, un divorce, un fils en HP…) et d’écrire un final qui passe forcément par un climax, au risque de dissoudre la richesse humaine, voire philosophique des impasses qu’il avait si bien su mettre en lumière jusqu’alors.
Mais il serait vraiment injuste de s’arrêter à ces petites limites d’écriture, car le film est moins à considérer dans son arc général que dans l’architecture de ses séquences. Comme dans les opus précédent, Brizé est passé maître dans la conduite des dialogues dans l’exploration des conflits – et, par-là, de la direction des comédiens, tous impeccables. À l’image de la séquence d’ouverture où est abordée la question de l’argent dans le divorce qui se préparer, le réalisateur forge des blocs compacts dans lesquels aucune dynamique progressive ne se dessine : chacun campe sur ses positions, et, surtout, explique un point de vue acceptable. Tout le reste du récit sera à l’avenant, qu’il s’agisse d’explorer les arcanes d’un plan social ou d’écouter la dérive d’un fils qui anticipe par une crise psychotique la violence du marché du travail.
Un autre monde est une descente dans l’enfer de la charge mentale : l’illustration, par des faits documentés, que le système broie les individus et que la performance est devenue morbide. Mais la violence frontale des premiers opus succède celle des décideurs, qui passe par une exploration très fine du langage, et des éléments qui permettent, au fil des réunions, de déconnecter les cadres de la question des individus ou du bout du processus, où des ouvriers font face à la chaîne. Le mot de courage revient ainsi souvent pour redessiner les contours de la violence imposée aux salariés, et les échanges autour des bureaux poursuivent cette exploration de l’impasse par une répétition constante des mêmes formules : « je ne veux pas l’entendre ».
C’est dans la fêlure que l’humanité perdure : dans la manière dont les employés interpellent leur patron ou dans les instants décrochés qu’il s’offre avec une famille elle aussi au bord du gouffre.
Des séquences en contre-point idéal, qui laissent les mots de côté pour s’attacher aux regards, à l’image de cette superbe utilisation du cadre lors de la visite de la maison par des acheteurs. Alors que ces derniers restent toujours hors de portée du focus, le couple qui acte ici sa séparation, reste aux bords du champ, spectateurs de la construction d’un ménage dont ils sont, pour leur part, en train de liquider les cendres.