Vous pouvez compter sur ce phare de la pensée qu'était Steve McQueen pour jouer le dindon de la farce dans un "vanity project" où il croyait se donner le beau rôle. J'avais oublié ce genre de candide taillé sur mesure pour provoquer les moqueries des spectateurs d'une époque plus innocente et plus candidement cruelle ; à quel point j'exécrais ce jeu de dupes où le public était pris pour un imbécile en étant invité à se gausser d'un personnage plus crétin que lui. Quel vilain retour d'acidité que de se confronter à cet archétype oublié, lointain descendant de Don Quichotte aveuglé par la rectitude morale et incapable de réaliser que le système allait lui mettre tous les bâtons possibles dans les roues et transformer sa vie en enfer. Au moins était-ce tardivement devenu un bon prétexte de série télé pour faire débarquer l'Agence tous risques ou convoquer le soutien d'un Bruce Banner passant par là, toujours prêt à se changer en Hulk défenseur de la juste cause.
Le problème est que ce genre de comédie lourdingue habituellement trouvée sous la plume d'un Molière nous vient des étendues désolées du protestantisme scandinave, soit Ibsen. Alors là je m'interroge. Les scénaristes américains ont-ils involontairement transformé un drame en farce ?
Je lis le texte de présentation de la pièce dans l'édition des oeuvres complètes d'Ibsen et il paraît qu'il s'identifiait au personnage principal. Cela même que j'ai trouvé grotesque dans l'intrigue y est énoncé comme une plate évidence : après avoir vérifié que les bains qui font la réputation et la prospérité de sa ville sont contaminés par les rejets putrides d'une tannerie, le docteur Stockmann "considère cette découverte comme son plus grand accomplissement" et se réjouit d'avance d'apprendre la bonne nouvelle à toute la ville. Il y voit même l'opportunité de bouleverser le système politique et autres formalités. Ceux qui le soutiennent retournent leur veste vite fait bien fait, le héros est vite honni par tout le patelin, mais il préfère encore ça plutôt que retourner crever la dalle dans le grand nord ou partir pour les States. Voilà un gogol responsable.
En somme, la stupidité de cette pièce reflète en croyant la dénoncer, la mentalité bornée d'une latitude glacée qui n'allait que récemment ouvertement renouer avec ses racines vikings et la violence d'un humour noir au vitriol. Cet "ennemi du peuple" n'a d'ironique que son titre, écrit dans une Suède où seul pouvait s'exprimer sous la plume d'un intellectuel protestant imbu de sa supériorité, l'austère catéchisme du service du bien public ; loin de se rendre compte que le genre de parangon de morale qu'il nous donnait en modèle ne constituait qu'une mise en garde contre l'hybris des individus mégalomaniaques se croyant capables de changer le système à eux tout seuls, offrant le flanc aux railleries des peuples du sud, trop tolérants envers la nature humaine, ses hypocrisies et ses compromissions, trop lucides sur le jeu social et les limites du libre-arbitre, sur le décalage entre le discours et les actes, et pour lesquels les cruelles désillusions du docteur Stockmann ne pourraient représenter qu'une cause d'hilarité.
Le récit s'interrompant au moment où commence le combat du lanceur d'alerte, il ne donne aucun conseil pratique - tout juste le début d'une description réaliste des tribulations auxquelles il s'expose - ; une telle leçon de morale abstraite donnée par un intellectuel du haut de sa chaire est vaine et contre-productive. En nous montrant un personnage engoncé dans ses illusions pendant toute la durée du récit et qui se cogne encore et encore la tronche sur la réalité avant d'ENFIN perdre ses oeillères, cette histoire ne nous met en garde que contre la "vanité" de celui qui prétend aller contre le courant (1). C'est soit un royal plantage, soit une satire des whistleblowers.
(1) le pire est que la mortification de l'auteur via son personnage alter ego est évidente : il se prend vraiment pour un héros qui risque à chaque instant - seigneur dieu! - de sombrer dans la fausse modestie, et qui "tombe de haut" après avoir décidé en pleine connaissance de s'opposer au maire, le frère auquel il doit sa situation privilégiée...