[Critique à lire après avoir vu le film]

Un homme en fuite n'est pas un film, c'est une to do list. Une liste de messages à faire passer.

Messages principaux :

1) Les Ardennes, c'est beau.

2) Les riches sont des salauds.

3) Les ouvriers sont des gentils. Voire des héros.

Messages secondaires :

4) Les politiques sont corrompus.

5) Les CRS sont des S.S.

6) Les médecins généralistes sont débordés car il n'y en a pas assez dans les campagnes.

Tout cela, avec le maximum de bons sentiments : l'amitié triomphe du déterminisme social par exemple. Et sans reculer devant les invraisemblances.

Les Ardennes, c'est beau. Des plans de drones le démontrent. Un truc devenu parfaitement banal aujourd'hui, qu'il faudrait donc éviter. Début ultra convenu : la forêt vue du ciel, une voiture qui sillonne une route, le personnage de la fliquesse dans l'habitacle. On sent qu'on ne va pas être dans le long métrage le plus singulier de l'année. Plans de brumes qui se dissipent lentement, arbres aux couleurs d'automne, village dont les lumières s'éteignent une à une. Une voix nous susurre : vous avez vu comme c'est beau ?

Les riches sont des salauds. En particulier lorsqu'ils emploient les pauvres (ils les exploitent) et leur louent une maison (ils les exploitent). Ainsi du vilain Carbolet, qui a bien mérité ce qui lui arrive, non ? Quand ils ne versent pas dans l'esclavagisme, ils mènent une petite vie bourgeoise méprisable, comme les parents de Paul.

Les flics sont du côté des riches. Quand on a un père syndicaliste et qu'on devient flic, on commet une faute morale, on salit son nom. Anna Werner va se le faire signifier par le patron du bar du coin, puis par l'ancien voisin de ses parents (un maghrébin, donc un gentil).

Il y a aussi le maire qui s'est fait acheter par la direction de l'usine. Un pourri, de l'avis de tous, au point que les pompiers ne lèvent pas le petit doigt lorsqu'on incendie l'hôtel de ville...

Les ouvriers sont des gentils. Là, Baptiste Debraux y va à la truelle, multipliant les discours larmoyants sur ces pauvres victimes du capitalisme, combattant pour leurs emplois. Les scènes d'assemblée générale comportent tous les clichés du genre, opposant les partisans de la prime-tout-de-suite à ceux d'on-ne-lâche-rien. On se croirait dans En guerre, mais n'est pas Stéphane Brizé qui veut...

Leur héros ? "Johnny", sorte de leader aussi charismatique que notre chanteur national, qui mène la lutte, exonéré de toute faute aux yeux de la population quoiqu'il fasse. Anna tente bien de résister à cette propagande, après tout le type qu'elle recherche a quand même tué un convoyeur de fond. Mais la figure locale va s'avérer inattaquable : déjà, il a braqué un fourgon non pour lui-même mais pour donner aux futurs chômeurs ; ensuite il a sauvé le deuxième convoyeur qui en a les larmes aux yeux de reconnaissance ; enfin, pour ce qui est de son collègue, c'est lui qui a tiré en premier ce qui légitime la riposte de notre Robin des Bois. Quant au premier crime qui lui valut naguère la prison, c'est rongé par la douleur que Johnny décida d'allumer le feu chez ce salaud de Carbolet : sa mère, à moitié folle, venait de se suicider en avalant du Destop et déjà on le mettait dehors. On comprend pourquoi il retourna l'arme contre le vilain riche... Mais même de ce crime, la légende sort grandie : on apprend qu'il se livra de lui-même, et au procès se laissa condamner sans prononcer le moindre mot. Trop fort ce Johnny. Debraux en fait carrément une figure christique avec ces immenses portraits affichés sur les murs de la ville : un vrai "Che" ardennais. Le site avoiralire note que son chapeau et son trou au côté droit, associés aux Ardennes, en font aussi une sorte de Rimbaud. Tant qu'à faire. Face à un tel héros, et devant son copain admirable de fidélité dans son amitié, impossible de coffrer ce dernier : Anna Werner le laissera libre. On en pleurerait.

Puisque tout, dans Un homme en fuite, est extrêmement schématique, il fallait que l'enfant de la rue soit associé à un coéquipier bien né : Paul est fils de patron et de médecin. Il a quitté une famille qui avait le tort d'être bourgeoise pour mener une vie de bohème. Pas tout à fait le fils prodigue car parti sans le moindre sou en poche. De retour au pays après 15 ans sans avoir donné de nouvelles, le voilà obsédé par le sort de son copain d'enfance, au point de le chercher dans la forêt en pleine nuit, éclairé par une lampe de poche. Car bien sûr sa quête ne peut attendre le lendemain...

Il faut dire que notre homme est rongé par le remord parce que quitter le pays, abandonner tous ses amis d'enfance, c'est mal. Debraux nous raconte cette amitié enfantine puis adolescente en montage alterné avec le présent, ne se refusant pas les gros sabots (même s'ils ne passent pas par la Lorraine) : on voit par exemple Paul jeune sur le seuil d'une porte et c'est le Paul d'aujourd'hui qui entre. Une voix susurre : vous avez vu comme c'est bien vu, ça ?

Au départ, c’est la défense contre le harcèlement scolaire lié à leurs parents qui les a réunis : Paul car son père était un patron, Johnny car sa mère était réputée folle. Sur le modèle du fameux roman de Stevenson, les deux inséparables se bâtissent un petit Eden sur une île, avec même un piano - dont on se demande un peu comment ils ont fait pour l'apporter là. 15 ans plus tard, tout est toujours en place dis donc ! A peine dégradé. C’est ĺà que Johnny aux abois est venu planquer le trésor, trésor que Paul va distribuer dans les boîtes aux lettres de l’usine. C'est de là aussi que Paul va pouvoir communiquer avec Johnny, via le cahier de leur enfance. Et c'est le roman de Paul, basé sur cette histoire, qui va permettre à la gendarmette de tout comprendre. Un argument cent fois utilisé au cinéma et qui ne génère donc plus guère d'adrénaline.

Au chapitre des clichés qui envahissent l'écran, on n'échappera pas à l'amour de jeunesse qu'on retrouve avec émotion en rentrant au pays, ni au syndrome Jules et Jim qui voient les deux copains se déchirer pour une fille. Ni à la figure du gréviste plein de rage qui crie son sentiment d'injustice. Ni à celle du père jadis bourru voire violent que l’âge a attendri et avec lequel on se réconcilie devant un verre de whisky. J’allais oublier le générique initial, en montage alterné avec un homme qui court dans les bois.

Tant de lourdeur appelait une musique au diapason. Feu!Chatterton, groupe très tendance de façon incompréhensible à mes oreilles, nous sert un rock dépourvu de toute finesse. Quasiment du Johnny. Cohérent avec le film, rien à dire. On ajoutera, sur le mauvais plateau de la balance, des enfants qui jouent mal, des dialogues qui sonnent parfois faux et une réalisation sans surprise (à l'exception d'une belle scène dans la prison, où les profils d'Anna et du prisonnier sont ciselés par la lumière : j'ai pensé à une scène similaire dans Hunger de Steve McQueen... toutes proportions gardées quant même).

Ce n'est encore pas tout, car le film de Baptiste Debraux est lesté de bon nombre d'invraisemblances. Liste sûrement non exhaustive, en plus de celles déjà évoquées :

- Une capitaine de gendarmerie qui envoie bouler le préfet, je ne suis pas sûr...

- A la fin, on voit Paul tout mouillé sur la rive en face de l'île, c'est le moment où Anne Werner décide de ne pas le poursuivre ; le plan suivant, le voilà au milieu des émeutes, venant en aide à Charlène, l’ex-amoureuse, au milieu de ces ordures de CRS qui bastonnent à tout va ; l'ellipse n'est pas totalement irréaliste mais elle passe quand même difficilement.

- Il y a encore les années qui n’ont pas affecté certains personnages : si pour Paul et ses parents ça fonctionne, le personnage de Charlène n'a pas pris une ride ; elle est juste devenue blonde.

Finalement, le film n'a guère pour lui qu'un atout : l'interprétation. Le trio principal, Léa Drucker-Bastien Bouillon-Pierre Lottin est très convaincant. On avait déjà pu apprécier ces deux derniers dans La nuit du 12. Que diable sont-ils allés faire dans cette galère ? Car, pas plus que Stéphane Brizé, Baptiste Debraux n'est Dominik Moll. On le ressent. Douloureusement.

5,5

Jduvi
5
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Créée

le 9 mai 2024

Modifiée

le 9 mai 2024

Critique lue 126 fois

Jduvi

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