Un train entre en gare de Tokyo, prêt à libérer sa cargaison de voyageurs : une population modeste, tous âges confondus, s’agglutine dans les couloirs.

Le visage collé à la vitre, pressée de toutes parts, une jeune femme s’extrait péniblement de ce flot mouvant et descend en toute hâte, courant sur le quai : Elle a visiblement ses habitudes et ne tarde pas à repérer son fiancé.

Le jeune homme, appuyé contre un poteau, l’air un peu las, son chapeau informe enfoncé sur la tête, lorgne sur le sol un mégot encore fumant et finit par s’en saisir: une petite tape sur la main le ramène à une réalité qui a le visage de Masako.

_« Ça fait trois jours que je n’ai pas fumé » se justifie Yuzo comme un enfant pris en faute.

On ne peut qu’être frappé d’emblée, par le contraste saisissant entre les
deux jeunes gens : lui, sombre, l’air boudeur et frustré, ne supportant plus le manque d’argent ni les privations de cette période d’après guerre où ils ont tout perdu, elle, presque solaire dans son dénuement, forte, positive et pleine d’empathie, multipliant à l’envi gestes affectueux et petites attentions à l’endroit de ce compagnon buté, enlisé dans son marasme et son amertume.

Lumineuse Chieko Nakakita c'est elle, LA FEMME, le cœur battant de
«ce merveilleux dimanche», dans un Tokyo dévasté et en ruines, soutenant son amour à bout de bras , lui insufflant son énergie et sa joie de vivre envers et contre tout.

Il faut voir Masako jouant pleinement le jeu, se déchausser à l’entrée de la maison modèle qu’elle visite, traînant derrière elle un Yuzo dépressif, tandis qu’elle se projette, avec la naïveté réjouie d’une enfant, dans ce « chez soi » improvisé, meublé de ses rêves et nourri de son imagination.

Lui, meurtri au plus profond, blessé dans sa dignité « d’homme sans le sou », ne voit que les chaussures éculées de sa compagne, ébahi mais attendri malgré tout, par l’enthousiasme juvénile de la jeune femme, qu’aucune difficulté ne semble rebuter, qu’aucun obstacle n’arrête dans sa quête du bonheur à deux.

Ses semelles trouées, Masako n’en a cure, tout comme elle fait fi, avec le sourire, des problèmes d’argent, des logements aux loyers prohibitifs et donc inaccessibles, choisissant de s’inventer une vie meilleure avec l’homme qu’elle aime, alors même que Yuzo le lui rappelle amèrement :
« les rêves ne remplissent pas le ventre.»

« C’est le genre de monde qui a besoin de rêves plus que de toute autre chose, je ne peux pas vivre sans eux, ce serait trop dur ! »

S’exclame Masako avec force, puis, son visage redevenu serein, elle ajoute, avec un sourire complice :

-Tu avais des rêves, toi aussi, avant d’aller à la guerre…

Tu te souviens du « Café Hyacinthe » que nous voulions ouvrir après notre mariage ?

« Bon café et sucreries à un prix raisonnable »

-Je m’en souviens, oui, la guerre a tout détruit.

Mais la jeune femme, que les épreuves semblent galvaniser, s’arcboute sur son rêve, s’accroche à lui comme à une bouée, ayant compris que dans cette «capitale en morceaux» le rêve est l’unique moyen d’échapper à la dureté du quotidien, au manque d’argent, au manque d’avenir, à la misère, somme toute irrémédiable.

Sans rien occulter des dures réalités du Japon d’après-guerre, Kurosawa ausculte avec franchise son pays en crise : rues encore encombrées d’immeubles détruits par les bombardements, nouvelles habitations vite et sommairement construites, logements insalubres, salons de thé hors de prix destinés aux quelques nantis que compte Tokyo.

Ni film romantique ni mélodrame à proprement parler, mais sans doute un peu des deux, une œuvre de jeunesse de 1947, que sa fragrance néoréaliste rend particulièrement attachante.

Impossible de ne pas être émue aux larmes par ce véritable rêve éveillé, magique et poignant :

Le vent qui mugit , les feuilles mortes, sous la pluie, balayées par les rafales tourbillonnantes et un immense amphithéâtre désert prenant vie sous nos yeux, alors que résonnent déjà les accents de la Symphonie inachevée de Schubert comme jamais encore.

Gagné par la ferveur de Masako, Yuzo s’enflamme, montant sur scène, chef de musiciens invisibles qu'il désigne à sa compagne, tétanisée :

-Regarde, ils sont tous en smoking ! Ils accordent leurs instruments, tu les entends ?

Mais le vent redouble de violence et Yuzo se décourage : vibrant de tout son être, Masako se lève alors, implorant le public, bouleversée et bouleversante :

-Applaudissez-le, aidez-nous s’il vous plaît, donnez-lui une salve d’applaudissements, MERCI de nous encourager à réaliser nos rêves !

Et le miracle se produit, les applaudissements crépitent tandis que la Symphonie déploie son admirable leitmotiv : de dos, en chemise blanche, tantôt hiératique et exalté, lyrique ou fougueux, Yuzo réalise au soir de ce merveilleux dimanche, le rêve de sa vie, devant une Masako subjuguée par la beauté de la musique, transportée par la foi de l’homme qu’elle croyait avoir perdu.

_« Ce que j’ai voulu obtenir avec la scène de La Symphonie inachevée de Schubert, jouée dans un amphithéâtre vide, c’était faire du public un participant actif de l’intrigue et qu’il ait l’impression d’agir sur le déroulement du film. »

Et c’est exactement ce que l’on ressent, Kurosawa ne s’y est pas trompé, qui nous offre, grâce à ce film méconnu, la plus touchante des professions de foi sur la puissance du rêve et le pouvoir de l’imagination avec un formidable duo d’acteurs que je n’oublierai pas, ils le méritent :

Isao Numasaki et Chieko Nakakita.

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le 24 janv. 2023

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Aurea

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