Un monde sans fous ? par leo75005
Les documentaires capables en une heure de faire le tour d'une question de société sont rares, et il faut saluer le film de Philippe Borel qui réussit à aborder de façon exhaustive la prise en charge de la maladie mentale en France. Cinétévé n'en est pas à son premier essai réussi: la société avait déjà produit l'excellent Prison, la honte de la République de Bernard George, en 2006. Ces documentaires constituent un soutien important à l'entreprise de vulgarisation des travaux de recherche, et on pourra simplement regretter que le réalisateur ne fasse jamais mention des travaux sur la question (d'Alain Ehrenberg, Robert Castel, Livia Velpry, etc.)
Un monde sans fous interroge des thérapeutes, des malades, des familles, des associations pour dresser un panorama global des structures de prise en charge des personnes présentant des troubles mentaux, de l'hôpital psychiatrique aux équipes mobiles de rue, des centres médico-psychologiques en milieu ouvert au milieu carcéral. Un tiers des sans-domiciles fixes souffrent aujourd'hui de pathologies mentales, alors que la fermeture des lits à l'hôpital et la désaffection qui touche la profession depuis les années 1970 n'ont pas été compensées par la création de lieux de soin alternatifs. La responsabilité de la prise en charge repose trop souvent sur les épaules des familles et associations, qui peinent à assurer un encadrement adéquat. Paradoxalement, l'hôpital en déshérence signe l'extension de la prise en charge en prison, l'un des derniers lieux où certains malades trouvent encore des soins. Certains thérapeutes, conscients de la nécessité d'accompagner au long cours ces maladies chroniques souvent inextricablement liées à des difficultés sociales et familiales, tentent de maintenir une présence et une attention quotidienne, malgré le peu de moyens et contre la logique « industrielle » des dernières réformes de l'hôpital.
Plus en phase avec les contraintes d'un hôpital soumis à des contraintes gestionnaires, comportementalistes et neuro-psychiatres s'attaquent par le moyen des méthodes cognitivistes et des neuro-sciences aux troubles mesurés et quantifiés par une batterie de tests. Il s'agit de réinsérer les patients au plus vite et de manière pragmatique dans le « milieu ordinaire ». Ces courants parfois mus d'une volonté hégémonique inquiétante, captent une grande partie des moyens financiers et humains disponibles. S'ils présentent l'intérêt d'améliorer l'état des patients en supprimant les « troubles », ils ont tendance à oublier de questionner le sens de la maladie et se préoccupent moins de l'insertion sociale des patients. Le documentaire semble prendre le parti de David contre Goliath: les rapports de force actuel dans la psychiatrie soulèvent en effet des enjeux politiques de taille: à l'heure d'une « psychiatrisation » de la société où l'on traque le symptôme en chacun de nous (les classifications internationales, DSM en tête, recensent un nombre toujours croissant de troubles qui finissent par dissoudre la notion de « pathologie »), les suicides en milieu professionnel rappellent qu'un traitement strictement médical de la souffrance ne pourra pas faire disparaître le mal-être produit par notre société. Cette médicalisation de nos émotions est paradoxalement contemporaine d'une réduction drastique des moyens en psychiatrie, qui diminue d'autant la possibilité d'un suivi conséquent de la population malade la plus désaffiliée. La réponse pénale se substitue pour elle à une prise en charge quotidienne qui se réduit comme peau de chagrin.
« Un monde sans fous », c'est la revendication d'une société qui se réserve le droit de trier parmi les malades mentaux que nous sommes tous devenus, entre les bons, ceux qui pourront au prix d'une béquille médicale se conformer à des univers professionnels de plus en plus contraignants, et les mauvais, qu'il s'agit d'éliminer socialement.
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