Il est compliqué d'analyser un évènement historique dans le temps présent. Étant au mieux des acteurs, au mieux des spectateurs de l'évènement, il n'est pas possible de se représenter et de comprendre tous les facteurs présent.
C'est le rôle des sciences sociales d'avoir un recul sur les choses. Ce recul dépend notamment de la distance qui nous sépare de l'évènement : on n’aura pas la même réflexion un jour, un mois, un an, dix ans après un évènement, voire plus.
Deux ans après le début des Gilets Jaune, David Dufresne nous propose un documentaire avec plusieurs participants : acteurs des évènements, historiens, sociologue, écrivains, représentant de la police, bref, une pléthore d'individu éparse pour nous parler d'un évènement qui fera date.
Un documentaire atypique
J'ai vu peu de documentaire dans ma vie, notamment au cinéma. Face au "documentaire ARTE" (présentations d'un animal, d'un évènement historique, à coup de voix off et d'image d'archives, ou d'interview), qui est ma représentation moyenne du documentaire, il existe cependant des propositions atypiques; on peut penser à "Pour les Soldats tombés", de Peter Jackson : documentaire mémoriel : l'objectif était de restaurer des images, et d'utiliser des interviews de combattants britanniques de la Première Guerre mondiale. On est donc plus dans la présentation d'un ressenti, d'une mémoire de l'évènement, qu'une simple recherche de vulgarisation de connaissances.
Un pays qui se tient sage, quant à lui, est à classer dans les "documentaires réflexifs" : à l'aide de sources audiovisuelles (vidéos de manifestants, émission de télévision, déclaration officielle) des évènements, on invite différentes catégories d'individus (explicité plus haut), qui parleront de la violence légitime, héritée de Max Weber.
Atypique, le documentaire l'est aussi par sa sobriété : pas de musique en fond, seulement des discussions et des images.
Ces discussions sont soit entre deux individus, parfois opposés (le journaliste/le représentant de la police), parfois en réaction à des images, parfois simplement une réflexion sur les évènements en générale, le tout dans une pièce sombre. Le spectateur n'a donc rien d'autre sur quoi se concentrer, à part les différentes interventions et les différentes images.
L'objectif n'est pas de ressortir avec une idée claire des évènements; L'objectif est plus de demander leurs réflexions à des individus, notamment intellectuel, sur la violence légitime de l'État. Mais c'est quoi, la violence légitime ?
Un documentaire réflexif : la violence légitime et le monopole de l'État
Max Weber, sociologue allemand, a écrit que l'État possède le monopole de la violence légitime. En effet, l'État est considéré comme l'autorité absolue : il fait respecter l'ordre à travers des organisations comme la police. Il possède le monopole de la violence légitime, car il n'est normalement pas remis en cause : arrestation de criminels, de terroristes, de "répression" de manifestation considérée comme allant au-delà de ce qui est autorisé, c'est l'Etat, par extension la police, qui s'en occupe. Le GIGN est légitime à utiliser des armes pour neutraliser (létal ou non) un individu considéré comme dangereux (par exemple les frères Kouachi)
La question se pose donc : la violence de l'État pendant les manifestations était-elle légitime ? Que montrent les témoignages, les vidéos, les remarques des politiciens, des représentants de la police ? Si cette violence n'était pas légitime (car par nécessaire, par exemple), qu'est-ce que cela dit sur l'Etat et la police en France ?
Tant de questions qui ont été posées - et répondu, par tous bord politique - pendant les évènements. Mais deux ans après, une relecture est toujours bonne à prendre. Si on ne ressort pas du documentaire en ayant la réponse absolue, on part déjà avec plus de réflexion qu'au départ, et c'est sûrement la plus grande réussite du documentaire. Même s'il n'est pas neutre.
Un documentaire émotionnel et questionnable
Car on se rappellera peut-être des discussions et des phrases de sociologue ou d'historiens. Mais on se rappellera surtout des cris des manifestants qui se font tabasser par la police; de ces images où des mains sont arrachées, où un journaliste a un policier qui le vise directement, de près. Ou encore de ces manifestants, qui vous expliquent que la violence de l'Etat est diverse. Ou encore de ces chiffres de blessés, de morts, de membres perdus.
Cet aspect émotionnel est présent, et le documentaire tend à franchir le pas où la réflexion passe derrière l'émotion. Ce qui, au vu des différents invités, est dommage. Surtout quand on sort des citations de sociologue.
Actuellement, j'ai avant tout fait de l'analyse du documentaire et de ces différents aspects, sans vraiment soulever de problèmes, qui sont pourtant présents : les refus de participations de représentants de la police vont obligatoirement laisser la place à des personnes condamnant la violence, ayant une vision critique des choses. Le seul représentant de la police est caricatural : le voir gueuler sur une vidéo, pour que derrière un sociologue donne une analyse plus poussée, c'est chouette. Mais ça revient à limiter l'opinion opposée par de la pure caricature.
Mais le point le plus gênant, c'est qu'on ne sait pas, avant la toute fin, qui sont les personnes qu'on écoute pendant plus de 1H30 : on remarque des manifestants, un sociologue, mais rien dans le vocabulaire des invités ne permet forcément de dire que lui est écrivain (d'ailleurs, pourquoi inviter un écrivain ? Certes, Alain Damasio n'est pas connu pour des avis "de droite"), elle est historienne, lui est journaliste, etc.
Comment peut-on écouter des personnages parlant 1H30 sans connaître leurs professions ? Ce qui fait que j'ai eu du mal à rentrer dans le documentaire. Une méfiance naturelle s'est créée. Une méfiance qui aurait pu ne pas être présente si on avait spécifié, dès le début, des éléments expliqués à la fin :
- Présentation des intervenants
- Personnes invitées, mais qui ont refusé de participer (ou n'ont pas reçu l'autorisation)
- D'où proviennent les différentes sources (comme les vidéos sur portable), les évènements
C'est assez flagrant de ne pas être transparent dès le début du film sur ces aspects. C'est comme demander à quelqu'un de lire un article de 24 pages sans lui dire qui est l'auteur, pour qui il écrit, à quelle date, etc.
Conclusion
Un Pays qui se tient sage est un documentaire qui se veut réflexif, mais qui tombe volontiers dans la sensibilisation, l'émotion, face à des évènements qui se sont passés il y a deux ans. Des évènements violents, qui remettent en cause l'État. Mais rien n'a vraiment changé.
Si ce documentaire est ce qui se rapproche le plus dans ce que je recherche, à savoir du recul et de la réflexion, il va aussi prêcher des convaincus, ou alors toucher des points sensibles.
Est-ce que vous allez vous rappeler du documentaire car des sociologues et des historiens ont cité Max Weber et des concepts de sociologie et de droit, ou parce qu'on voit des personnes se faire tabasser par la police (ou un de leur proche) ? Cela dépend de vous. Mais le documentaire de David Dufresne, perfectible, vaut au moins le visionnage.