Disons-le tout net : il sera difficile d'être insensible à Under The Skin. En sortant de la salle, se dressent deux catégories distinctes de spectateurs : ceux qui l'admirent, et ceux qui le méprisent. Ce constat posé, on comprend aisément qu'ici, la nuance est impossible.

C'est une étrange entrée en matière. Du bruit, des mots, un fond noir, un faisceau lumineux. Un œil. L'alien est né. Rien qu'avec cette image, Glazer nous fait part de son but - faire vivre pendant 90 minutes le spectateur en tant qu'extra-terrestre - autant que de son moyen : une expérience sensorielle, abstraite et insidieuse. Oui, Glazer semble avoir une bien haute estime de son spectateur : il lui faudra en effet se débarrasser de tous les codes dont il se sert habituellement pour regarder un film (empathie pour les personnages, dialogues, rythme dans la narration...) et dépasser cela pour appréhender son film tel qu'il lui est propose et non tel qu'il aimerait le voir. Il faut donc s'identifier à l'alien. Bien entendu, le chemin est semé d’embûches mais il le faut, coûte que coûte. Par chemin semé d'embûches nous entendons des scènes uniquement visuelles et corporelles, une atmosphère sombre, une très nette absence de sentiments, mais surtout des scènes dérangeantes ou insensées dont les clés de lecture arriveront au mieux beaucoup plus tard, au pire jamais. Pour le comprendre et avec lui, tout ce qui l'entoure. Il n'y a que très peu de dialogues dans Under The Skin, non pas parce qu'il ne raconte rien, mais au contraire parce qu'il raconte quelque chose de très puissant, quasiment indicible et dont il est préférable d'y attacher des images plutôt que des mots.

Ce quelque chose est tellement vaste et tellement vague qu'il sera difficile de le déterminer précisément. Il s'agit d'abord d'une réflexion sur la solitude, omniprésente dans le film, à travers les hommes qu'elle séduit, errants, perdus dans l'immensité terrestre, résumant à eux seuls l'effroyable froideur humaine que "Laura" semble vouloir réchauffer. Elle fait mine de s'arrêter en route, au volant de sa camionnette, pour leur demander son chemin, puis digresse rapidement vers des questions qui les touchent, qui les concernent, qui sont parfois intimes. Mais il est vite question de sexe. Toute la condition de l'homme y est vulgarisée : une vague approche en guise de séduction, puis du sexe : rabaissé au plus bas des niveaux qui le composent. C'est d'hommes dont elle a besoin pour se nourrir, mais on la sent attirée par ce piège infernal, qui finira bien sûr par la tromper, pour le plus grand bonheur du compositeur du film qui se fera une joie de balancer le (sensationnel) thème sur lequel - justement - elle "mangeait" ces hommes-là. Dans tous les cas, c'est au spectateur d'imaginer le dessin, les contours, et le crayon : il est forcé d'analyser le film, et c'est ce qui fait toute sa force : il fait méditer son spectateur. Dans la même lignée, la cruauté humaine est également dépeinte avec un effrayant dégoût lors de cette conclusion qui peut sembler cynique au premier abord, mais qui, au regard de l'ensemble de l'oeuvre, sonne totalement logique. On croyait, à un moment, déceler de l'optimisme lorsqu'on se rapprochait de l'acte mais l'on était tellement hypnotisé qu'on avait fini par perdre de vue le trait de caractère le plus important du personnage de Scarlett Johansson : c'est un extra-terrestre. Un extra-terrestre qui a tout de même réussi à séduire des dizaines d'hommes.

Tous ces hommes semblaient jouir de leur vie de débauche solitaire. Tous excepté un. C'est celui-là même qui remet tout en question. Celui-là même qui fait découvrir à la croqueuse d'hommes ses formes, ses mouvements et sa beauté. Et c'est certainement à travers ce personnage-là qu'on pourrait y voir de la manière la plus imposante qui soit une métaphore de l'actrice Scarlett Johansson (une "star" déambulant parmi les mortels qu'elle séduit un à un) ; plus globalement certainement une métaphore de l'ambivalence féminine. En parlant d'ambivalence, le film a un aspect poétique très marqué. Se rapprochant du symbolisme par son art inouï de suggérer plutôt que de montrer (paradoxalement on retiendra surtout les quelques scènes dites "trash"), mais entretenant un aspect réaliste certain de par la grâce de ses images et l’apprêté du ton avec lequel il représente les fléaux sociaux d'une Ecosse parfaitement filmée, Under The Skin est - quoi qu'on en dise - un poème unique en son genre, la grandiloquence des sonorités en moins, l'image (la vraie) évocatrice de la femme en plus. Cette image évocatrice, c'est bien sûr Scarlett Johansson. Aborder l'actrice à ce stade-là de l’article seulement traduit bien à quel point son sujet l'a totalement dépassée. Inutile de vous dire combien elle vous touche, pas seulement par sa beauté, qui n'en est pas vraiment une, mais également par ses erreurs, ses failles, son évolution perpétuelle. Séquences particulièrement frappantes que sont celle tournées en plein Glasgow en caméra cachée, entourée de passants qui ne la reconnaîtront jamais.

Expérience sensorielle unique, Under The Skin est assurément l'une des plus belles fables cinématographiques contemporaines, tout autant qu'elle est l'une des plus simples. Illuminée par la grâce de la caméra de Jonathan Glazer et portée par ce qui constitue sans doute l'un des plus beaux rôles de la carrière de son actrice vedette, cette fable présente un constat imparable : Under The Skin était fait pour Scarlett Johansson, et Scarlett Johansson était faite pour Under The Skin.
critikapab

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6

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