La Quintessence du Fantastique
En 2004, un jeune cinéaste réaffirmait que la splendeur du fantastique réside paradoxalement dans son incrustation à une réalité tangible : c’était Jonathan Glazer avec son 2e long-métrage Birth. Il renouait ainsi, dans cette quête de suppression d’un didactisme pesant, avec les grands réalisateurs américains tels Hitchcock (Vertigo, 1958) ou Mankiewicz (L’Aventure de Mme Muir, 1947). Prônant une lecture intimiste des évènements surnaturels, ces réalisateurs se concentrent sur l’universalité qui découle de leurs différents scénarii : l’obsession chez Hitchcock, les amants maudits chez Mankiewicz, le deuil amoureux chez Glazer. Ils s’inscrivent alors dans l’éternel débat fond/forme dans un genre qui s’est justement émancipé par sa forme grandiloquente. Ici, c’est la victoire de la réflexion psychologique (fond) sur le spectacle (la forme).
Avec Under the Skin, Jonathan Glazer perfectionne davantage son schéma narratif et visuel en opposant au sein d’un même film deux environnements distincts. D’un côté, la réalité des hommes – et donc du spectateur – qu’il intensifie par l’utilisation des caméras-cachées et d’acteurs non-professionnels dans la première partie de son œuvre [la chasse]. A travers les déambulations d’un Van dans les rues d’Édimbourg, Glazer retranscrit une temporalité « authentique » puisque basée sur le ressenti du temps qui passe et donc sur la tangibilité d’une conception humaine : le Présent. De l’autre, la réalité de l’extraterrestre affranchie de tous signifiants perceptibles par l'homme, et donc le spectateur, représentée par un bloc monolithique noir où seul le reflet permet une narration (l’apparence réel de l'extraterrestre, le corps en suspension). Seule la linéarité sur laquelle déambule sensuellement Scarlett Johansson (impressionnante), tandis que s’enfonce les proies, marquent une rencontre entre ces deux temporalités. Under the Skin marque ainsi la quintessence du traitement du fantastique avec une incrustation profonde dans les attenants de notre propre réalité qui ne trouvent écho que dans la création d’une imagerie nouvelle fondée sur l’épuration plus que sur le spectaculaire.
La richesse de l’œuvre de Jonathan Glazer réside dans la perpétuelle redéfinition qu’il donne à son titre, Under the Skin, entre la symbiose corps/conscience et leur distinction. Cette altérité corps/conscience s’observe dès la sublime scène d’ouverture à travers celle de l’image et du son. D’un côté, la formation de l’œil (et par extension du corps entier) avec ses formes géométriques s’assemblant dans une temporalité, ici une lenteur, qui renverra ultérieurement à celle du cube noire. De l’autre, la création de la voix en fond sonore où des simples sons tendent progressivement vers des syllabes puis des mots. « Sous la peau », celle d’une prostituée trouvée dans un fossé, ne représente simplement que cette supercherie d’une conscience (l’extraterrestre en lui-même) devenue autre (le genre humain). Une distinction bestiale qui s’explique dans toute la première partie de l’œuvre [la chasse], la peau n’est qu’un appât. « Sous la peau » renvoie alors à ce qui est convoité : les muscles et les organes qui seront aspirés dans une des plus envoûtantes scènes du cinéma contemporain où la peau ne sera plus qu’un emballage jeté dans l’infinité.
Privilégiant son dispositif artistique plutôt que de ménager le spectateur, Jonathan Glazer met en place une véritable « chasse à l’homme » avec ses différents procédés que l’extraterrestre doit progressivement assimiler pour se perfectionner et accroître son rendement. Le cinéaste britannique conjugue avec une habilité certaine une traque animale (observation des êtres humains, choix de la proie) et un jeu de séduction profondément humain (drague, discothèque). De la peau naît le désir, « sous la peau » devient alors la promesse d’une caresse, d’un acte sexuel qui ne viendra finalement jamais. Cette distinction prédateur/proie a tendance à se diminuer progressivement au fur et à mesure que le personnage de Scarlett Johansson s’approprie sa nouvelle enveloppe. Une scène semble alors prémonitoire de la dernière partie de l’œuvre [l’épisode forestier] : dans la nuit, le Van se retrouve assailli par des hommes – devenus animaux – faisant pour la première fois de Johansson une proie.
Under the Skin bascule vers le conte initiatique faisant passer l’extraterrestre d’une simple exécutante sans émotion (scène déchirante de l’enfant en pleur laissé sur la plage) à une entité pensante propre. La partie centrale de l’œuvre marque la symbiose entre l’enveloppe corporelle et ce qu’elle contient. Troublée par la rencontre avec un homme déformé – il ne faut pas voir dans cette scène de la pitié puisqu’elle envisage les hommes seulement pour ce qu’ils représentent et non pour leur apparence –, l’extraterrestre entame une fuite (puisque poursuivie par le mystérieux motard) vers sa conscience dans les décors sauvages de l’Ecosse. Elle envisage l’homme seulement par sa bestialité : d’abord par sa fonction alimentaire qu’elle tente de reproduire dans une scène extraordinaire en mangeant une part de gâteau ; puis par la fonction reproductrice qu’elle entreprend avec l’homme qui la recueille. Cependant, le mimétisme n’est pas viable puisque « sous la peau », elle reste un corps étranger à l’homme. Il y a néanmoins un basculement de l’altérité vers cette peau humaine devenue la métaphore de sa personnalité.
La fuite s’intensifie avec la suppression de la société humaine de l’image, symbolisant sa détresse de n’appartenir à aucune réalité terrestre concrète. Le génie scénaristique de Glazer, qui adapte librement Sous la peau de Michel Faber, est alors de faire de l’extraterrestre une proie (sexuelle) suivant la logique qu’elle est devenue ce qu’elle chassait et donc sa propre proie. Under the Skin se clôt sur cette brutale incapacité à faire fusionner un corps et une conscience avec une image dont la beauté me hante encore de l’extraterrestre mise à nue contemplant sa propre enveloppe comprenant que son rêve est inaccessible.
Poursuivant la thématique de la distanciation corps (apparence) / conscience entamée avec Birth, Jonathan Glazer livre un chef d’œuvre, un bijou de cinéma, dont les images resteront à jamais gravées dans la mémoire du cinéma mondial.