L’Ecosse est un territoire de chasse ancestral, on y traque le gibier pour sa viande et pour sa peau, le paysage âpre est resté le même, les acides de la mer du Nord le disputent aux pansements des neiges, les villes sont rares, une piste d’atterrissage rêvée pour qui voudrait, sans se faire remarquer, entrer dans la communauté des hommes, ou sinon, sous leur peau…


La « fabrication » d’un œil, c’est d’abord par là que tout commence, de l’ombre pure au flash blanc, un œil va naître à l’écran, s’ouvrir, nous regarder en face, nous les hommes, il appartient à « une chose » qui traque ses proies pour leur couenne, une mission plastique pour un être froid comme un miroir. Lueurs nocturnes sur les routes d’Ecosse puis pièce blanche surexposée, le film continue dans l’espace chirurgicale d’une matrice : la « chose » est là, debout, c’est Scarlett Johanson, nue, elle s’habille de la peau d’une autre, une femme à terre, une autre qui est aussi Scarlett, la première revêt la peau de la seconde, peau de femme contre peau d’actrice, à moins que ce ne soit l’inverse, elles endossent en tout cas un rôle qui convient aux deux, celui de sex symbol.


Le spectateur épouse alors le point de vue de cet hybride aux deux Scarlett(s), se glisse sous sa peau d’idole, prend la camionnette dans laquelle elle(s) rode(nt), jour et nuit, dans les rues des villes du Nord, pour chasser l’homme. Caméras GoPro dans les angles de l’habitacle, les scènes de rencontres avec le citoyen « moyen » sont authentiques, non jouées. Le film d’une beauté introductive fictive et glacée prend soudain des allures non moins sépulcrale d’un road-movie documentaire, sinon animalier… La lumière est celle des villes et des Highlands, blanche et violette, franche et violente, et sous les néons il n’en faut pas beaucoup aux hommes abordés pour dévoiler leur faiblesse libidinale. Insoutenable légèreté de l’écossais, dépecée par le scalpel du mascara d’une femme double, l’ecce homo épluché in vivo.


Ainsi, « Nous », étrangers de nos propres yeux, dans l’immensité labyrinthique des cités et des campagnes nous nous regardons en face, témoin honteux de l’espèce, il faudrait regarder ailleurs, mais c’est l’ailleurs qui nous regarde, l’œil inaugural qui nous avait remis les sens à zéro se charge maintenant de relativiser nos égos : l’œil écran regarde l’œil spectateur dans un aller-retour naturaliste sans concession.


Scarlett enchaîne les conquêtes avec une facilité déconcertante, Scarlett collectionne les scalps… Comme des interludes fixes aux déplacements obsessionnels du chasseur, les proies sont emmenées dans une maison abandonnée, un non-lieu sombre et vide où un liquide lymphatique dissimulé dans le sol va engloutir silencieusement les impénitents. Absorbés par leur propre reflet, ces hommes sont punis par leur désir primaire, leur orgueil, happés par le miroir dans lequel narcisse ne se regardera plus jamais. Tout à la fois vagin rédempteur, fosse sémantique, ivresse métaphorique, antimatière géographique, tout à l’égout patriarcal, matière réfléchissante et réflexive, mise en abîme elle-même interrogée, nous allons et venons avec ceux qui nous ressemblent, ensevelis par notre désir de Scarlett, dans le puit à fantasme du 7ème seau. Ainsi, comme si Loach et Lynch se parlaient par-dessus l’épaule de Glazer, il découle de ce métrage une substance noire et mutante, sorte de mariage entre l’émission belge strip-tease et l’esthétique d’un Anish Kapoor ou d’un Bill Viola.


La chasse continue, elle est sans merci, jusqu’au soir où Scarlett va dépecer autre chose de nos dermes que ses pulsions. Un humain qui ne ressemble plus à un humain par sa maladie de peau l’étonne, il ne veut pas d’elle. A son corps défendant, il lui propose autre chose des hommes : l’humain peut-être. Troublée, la « chose » à lèvres rouges use du toucher pour la première fois, elle veut comprendre, elle touche et se fait toucher : le début de la fin pour celle qui ne ressentait rien... La belle qui est la bête laisse partir la bête qui est le beau, peau d’âne contre peau d’éléphant, l’humanité se déclare dans une chose qui n’était pas programmée pour le « ça », l’habit fait le moine finalement, la peau et ses sens : faiblesses supérieures des animaux que nous sommes.


Scarlett décide d’arrêter. Arrêter la chasse, arrêter son cinéma… Elle fuit son devoir à travers champs et forêts. Peu importe de se mettre en danger, elle veut comprendre : goûter, ressentir, embrasser, aller jusqu’au bout de l’humain, jouir. Un nouvel homme l’y aide, patiemment, c’est un homme de la campagne, rustre et silencieux, il a le temps. Un soir, lorsque ses deux-là décident de s’unir par la chair, Scarlett se rend compte qu’il lui manque quelque chose : elle inspecte son entrejambe à la lumière crue d’une lampe de chevet, n’y trouve rien : retour à l’origine de ce qui la compose tout en remontant à l’origine du monde, le nôtre. A l’origine il y avait la lumière, puis l’œil comme organe, puis la vue comme fonction, puis l’image : caverne des sens de Platon, la représentation d’une femme n’en fait pas une vérité, la représentation n’est pas le vivant, ceci n’est pas Scarlett, et pourtant… Et pourtant la logique du fantasme est poussée jusqu’au bout, rattrapée par la médiocrité du réel, l’héroïne de cette fable trouve une mort cruelle, comme le grenouille de Süskind, la chasseuse devient proie et périt par ce qui faisait alors sa force : un homme décide de violer sa peau, il tente jusqu’à lui ouvrir littéralement, les masques tombent alors, la neige aussi sur les terres d’Ecosse, l’homme met le feu à la femme, aux deux femmes, parce que désirer c’est souvent brûler l’objet de son adoration, avoir l’autre dans la peau c’est souvent oublier la sienne, et ça, Scarlett le sait mieux que personne.

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le 6 mars 2018

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