Il y a quinze ans, Hirokazu Kore-eda signait « Nobody Knows », une bouleversante chronique de l’enfance au sein du labyrinthe tokyoïte. Depuis, sont sortis « I Wish », « Tel père, Tel fils », « Notre petite Sœur », « Après la tempête » et « The Third Murder », cinq films abordant les mirages de la vie, à travers ce qui pourrait s’apparenter à une thématique centrale : l’oubli, dans toute sa déliquescence. Ou plutôt, ce que l’on préfère oublier. « Une affaire de famille » ne fait en rien exception à la règle, puisqu’il est ici question de personnes que le monde a préféré oublier. Chronique « familiale » à la fois fondamentalement cruelle et pertinemment troublante, ce film, vainqueur de la Palme d’Or au Festival de Cannes, orchestre un raffinement livré à la pesanteur du quotidien. Hirokazu Kore-eda ne nous donne pas seulement l’occasion d’observer cette famille, mais nous offre, par la simplicité de sa mise en scène et la flamboyance de son humanisme, la possibilité de léviter avec eux.
Dans cette famille, tout le monde est un oublié. Une petite fille victime de maltraitance enlevée de ses parents, une précarité évidente, un père apprenant à son fils le vol à l’étalage, et beaucoup d’angles morts. Il y a peut-être là quelque chose de sordide, d’inconfortable, mais aussi une bien belle idée : celle d’un hommage, déchirant, aux moches magnifiques, et aux moches. Certes, il est difficile de ne pas penser, ne serait-ce qu’un instant, à Yasujirō Ozu, pour les nombreuses subtilités psychologiques et nuances sociales. Mais parlons plutôt du néo-réalisme italien. Face à une telle sagacité sociale, ce sont les spectres de Vittorio de Sica, Roberto Rosselini, qui surgissent. Il y a quelque chose qui ne s’oublie pas dans « Une affaire de famille », c’est, justement l’ordre cruel des choses. Oui, recueillir dans la rue une fillette victime de maltraitance, c’est un enlèvement. Mais finalement, cela ne peut qu’ouvrir la voix une question : qu’est-ce qui définit une famille ?
Cette famille que nous voyons, peu de choses pourraient la définir. Ici, quelque part entre les autorités et l’ADN, tout semble doux, et c’est d’ailleurs, surement, ce qu’il y a de plus douloureux. Se conjuguent amour et illégalité, préciosité et précarité, maturité et précocité. « Une affaire de famille » regarde sans jugement ces délinquants lumineux. Nous parlions plus haut d’angle mort, et pour le coup, il n’y a quasiment que ça. Pourtant, ce film déborde de vie, d’acuité, de tendresse. Kore-eda donne aux formes le rythme d’un promeneur, facilitant notre immersion en alimentant son œuvre de moments épars, contournant, sans l’ignorer, le prisme psychologique. Il y a des dangers dans « Une affaire des famille », qui pourrait pimenter le film, mais on ne les voit pas ; on les oublie, comme on oublie l’illégalité et la précarité dans lesquelles se trouve cette famille. Et on pourrait encore s’extasier, longtemps, sur une telle sensibilité, une si forte déconstruction des apparences, une si minutieuse approche de la cellule familiale, et une si vibrante délicatesse, dès qu’il s’agit de montrer l’intimité, la chaleur, voire la douleur. Mais bon, on a tous mieux à faire.
« Une affaire de famille » est un trésor insignifiant, une fresque qui jamais n’érige ses personnages comme des modèles, ni comme des impasses. Juste deux heures de clarté dans le noir, où la faiblesse humaine laisse passer une beauté à proprement parler magique. Une humilité salvatrice au service d’un désamorçage miraculeux. Au hasard des surfaces…
À lire également sur mon blog.