L’arrivée et le départ du village se font sur de magnifiques plans d’étendues blanches: on suit un bateau qui vogue entre la glace, ou un traîneau qui file sur un manteau neigeux, et tout est apaisant.
Dans les deux cas on est fasciné par la beauté et la majesté des paysages, étourdis par le grand air qu’on sent à travers l’écran, à la limite du vertige.
On se sent petits, comme un insecte au milieu d’un champ.
Mais pas n’importe quel insecte, nous sommes le nuisible qui se nourrit de la nature et la détruit petit à petit.
Les termites dans les fondations de la maison.
Pas besoin de discours, ni d’enfoncer des portes ouvertes, il suffit de quelques plans bien tournés pour révéler la beauté du Groënland et nous inviter au voyage.


C’est avec la même délicatesse que Samuel Collardey évite de traiter frontalement des sujets douloureux et bien connus comme les problèmes d'alcoolisme et de suicide qui touchent les populations inuites. Ils sont évoqués au cours d’une conversation, ça s’arrête là.


Une année polaire est un film/documentaire qui assume ce statut hybride en romançant et scénarisant la vie d’authentiques personnes.
Anders est vraiment le jeune instituteur Danois épris de principes et souhaitant goûter à la grande aventure de l’enseignement en milieu hostile.


Ses découvertes, ses déconvenues, son lent travail pour s’intégrer ne sont pas des inventions du réalisateur.


L’aspect réaliste d’une année polaire rend ses personnages extrêmement attachants, c’est aussi parce que ce sont de vraies personnes qu’on sent énormément de pudeur et d’humanité dans la façon de les traiter, de laisser des zones d’ombres, des non-dits.
Samuel Collardey explique qu’il montre systématiquement ses films à ceux qui en font partie et qu’il est important pour lui de pouvoir les regarder dans les yeux.
Cette attention pour l’humain, la faculté de comprendre les souffrances, les différences, les attentes de chacun rendent le film éminemment touchant et délicat.


Le film ne parle pas que de la rencontre de deux cultures, de la difficile articulation des relations entre colons et colonisés, mais surtout de l’apprentissage.


D’abord parce qu’on sait que l’éducation est un vecteur important de socialisation, et permet de faciliter la compréhension et la communication.
C’est ce qu’on pense en bon occidental ayant grandi dans la culture de l’éducation pour tous.
C’est ce qu’Anders prône aussi quand il vient enseigner l’histoire, la géographie, les mathématiques, le danois comme on viendrait prêcher la bonne parole.


On se doute qu’il va apprendre aussi de l’expérience et qu’il va découvrir un peuple, des coutumes, une philosophie… La scène d’introduction qui mettait en scène la supérieure d’Anders qui lui interdisait d’apprendre la langue autochtone nous annonçait justement qu’il allait faire l’inverse: parce que depuis le début Anders est le bon gars, et que la caméra a su en quelques plans nous le rendre sympathique.


Le film suit un scénario classique de découverte et d’adoption mutuelle. On était là pour ça, on n’est pas déçu du résultat.


Ce dont on se doute moins, c’est qu’on aura droit à un passage fort pertinent sur le parallèle entre l’éducation occidentale scolaire et calibrée, et l’apprentissage “sur le terrain”, la transmission des us et coutumes, des savoir-faire.
Le petit Asser n’est pas intéressé par l’école mais rêve de devenir chasseur-pêcheur, de suivre les traces de son grand-père, de partir plusieurs jours en traîneau pour chasser des ours, de ramener à la maison les phoques qui donneront à manger pour toute la semaine.


Un métier pour lequel l’école ne lui amènera rien, on pouvait s’en douter.


Ce qu’on a plus de mal à imaginer, c’est à quel point l’école pourrait représenter un frein à son apprentissage. Le temps passé à essayer de s’instruire sera doublement perdu: non seulement il ne rentrera jamais dans le moule éducatif mais en plus il perdra le contact primordial avec le terrain sur lequel il rêve de s’épanouir.
L’effet pervers de nos valeurs éducatives nous saute au visage d’un coup, sans prévenir, et voilà qu’on se dit que nos certitudes sont décidément bien proches de celles d’Anders.
Exactement comme le jeune homme, nous ne nous pensions pas aussi pétris de certitudes avant de se retrouver face à l’évidence: Andres n’a pas l’impression d’arriver en patron, il pense être respectueux, s’intéresser à la culture locale, mais il symbolise malgré lui le grand danois fier de sa culture et de sa supériorité.


Une année polaire devient percutant quand il dépasse le simple stade de la rencontre des styles de vie pour nous montrer sur quel point on peut être orgueilleux et égoïstes quand on croit que ce qui nous semble important devrait l’être pour tous.


On ressort de la salle la tête et le coeur pleins d’amour pour ce film qui a su nous séduire, nous émouvoir, nous réveiller un peu, et surtout reconnaissants pour le joli voyage qu’on vient d’effectuer.


On aurait presque envie de devenir prof et d’aller enseigner au Groenland, ou au moins d’aller visiter le quartier, et puis on se dit que si on y va on va peut être contribuer à dégrader l’environnement avec nos sabots.

iori
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le 30 mai 2018

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