Dans une filmographie aussi insolite et baroque que celle de Lynch, la singularité ultime serait de faire un film on ne peut plus commun : c’est The Straight Story, titre programmatique par sa polysémie (et maladroitement traduit) : c’est à la fois le nom du personnage, Alvin Straight, mais aussi l’adjectif qui désigne la normalité, ou la droiture : celle d’un homme ordinaire, celle de son trajet.
Entre les monuments Lost Highway et Mulholland Drive, parcours sinueux s’il en est, la parenthèse est saisissante : un road movie à sens unique, un vieil homme, sa fille, son frère, des rencontres. La lenteur, la contemplation, le bilan d’une vie.
Tout le voyage et le métrage qui en découle sera indexé à cette rythmique atypique : une tondeuse et son allure réduite, un décor qui défile avec suffisamment de lenteur pour être réellement contemplé (occasionnant de superbes plans d’ensemble sur les champs, les ciels, la route rectiligne à l’infini qui les tranche), et un homme qui passe son temps à être doublé par les autres, sans acrimonie aucune.
Drame taiseux, The Straight Story se construit à renfort de silences : c’est la superbe scène durant laquelle sa fille (Sissy Spacek, très juste dans son rôle d’handicapée) regarde un enfant jouer sur le trottoir, et qui n’est pas le sien. Cette lenteur, le recours à une musique aussi discrète que prégnante, l’histoire de cette femme renvoient à un autre drame de l’épure, le Paris, Texas de Wenders, posant cette question des vestiges de l’âme lorsque le temps a passé sur les drames.
Alvin, dans sa trajectoire, devient le confident des rencontres de hasard : il offre son écoute (la jeune fugueuse, et la très belle métaphore du fagot, permettant de renforcer la fragilité des branches, pour expliquer la force d’une famille) et se livre à son tour. Du drame qu’il a vécu avec son frère, on ne saura rien : il s’agit d’avancer, et de le faire comme il l’entend. Au détour de conversations improvisées, quelques ébauches de sens : le traumatisme de la guerre, la redécouverte du goût de la bière : des dernières fois qui ont la saveur émotionnelle des premières.
Et Lynch, dans tout ça ? Le réalisateur s’efface presque constamment au profit de son personnage, mais ressurgit de temps à autre dans quelques séquence à la bizarrerie feutrée : c’est la rencontre avec cette automobiliste désespérée de ne cesser de tuer des cerfs sur la route, ou cette scène durant laquelle les freins lâchent dans une descente tandis qu’un exercice des pompiers fait brûler une maison en arrière-plan : une singularité visuelle de toute beauté, et qui n’empêche pas le vieillard de reprendre la route.
Ce qui émeut n’est pas tant dans la destination que le trajet lui-même, qui sur bien des points s’établit comme un celui d’une fin de vie : comme il l’explique, “this trip is a hard swallow of my pride” : par rapport à son frère, certes, mais surtout par la conscience grandissante qu’il a d’être mortel. Fierté qu’il retrouvera dans son obstination à aller jusqu’au terme, dans une déclaration riche de double sens :
“I want to finish this in my own way”
(8.5/10)
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