Il n'est jamais trop tard pour bien faire et moi qui suis capable et coupable de me gaver de tant de mauvais films parfois juste par amusement et curiosité, je sais qu'il me manque également tellement de grands classiques à découvrir. C'est comme ça, je suis bien plus cinéphage que cinéphile et si certains films se dévorent en toutes circonstances comme on croque une gourmandise rapide entre deux repas, d'autres méritent que l'on se pose avec un peu plus d'attention pour en savourer toutes les délicates subtilités. Je n'avais donc jamais vu Une Journée Particulière jusqu'à ce jour qui par la grâce de Scolla , Mastroianni et Sophia Loren restera forcément une journée (un peu) particulière.


Nous sommes donc à Rome le 06 mai 1938 et Adolph Hitler est venu rencontrer son homologue italien Benito Mussolini pour une immense double célébration des douces idéologies du fascisme ordinaire de l'avant seconde guerre mondiale. Une immense fête et démonstration de ferveur populaire à la gloire de la virilité triomphante que toute l'Italie s'apprête à célébrer avec le défilé des deux dictateurs, à l'image de cette immeuble qui se vide comme une fourmilière au petit matin pour partir applaudir le funeste cortège. Seuls restent dans cette immense vaisseau déserté de ses habitants Antonietta une mère de famille bien trop occupée aux taches ménagères, Gabriele un solitaire bien trop loin des idéaux fascisants pour se joindre à la foule des moutons et la concierge de l'immeuble bien trop moustachu pour risquer de faire concurrence au bel Adolph.


Le film s'ouvre par des images d'actualités en noir et blanc qui viennent recontextualiser l'époque et les événements, puis vient la couleur, enfin presque, celles des drapeaux que l'on pend aux triste balcons d'un immeuble qui n'a pas besoin de l'absence de couleurs pour paraître uniformément triste et gris malgré sa couleur de jaune pisseux. Les étendards pendent tandis que les rideaux se lèvent et s'entrouvrent doucement en ce banal petit matin un peu terne de mai 1938, Ettore Scolla ballade son regard presque voyeurs sur les fenêtres des appartements de cette immeuble propice à la promiscuité du regard. Dans un formidable plan séquence on glisse ensuite dans cet appartement dans lequel une femme sonne le tocsin et réveille un à un tous les membres de sa tribu. Tout à la fois générale, intendante et infirmière Antonietta (Sophia Loren) réveille, cajole, réprimande, lave, soigne , nourri et habille les six enfants et le mari qui s'apprêtent à partir parader en représentation de la bonne famille nombreuse italienne. La scène déborde d'énergie, de chaleur et d'humour , Antonietta se cogne à ce foutu lustre de cuisine, le petit dernier qui manque de sommeil se fait habillé couché sur la table, le petit gros cherche son foutu pompon, la fille se prépare comme si elle partait au bal et le garçon se fait mettre en garde sur les risques de la masturbations ; juste le bruyant tourbillon de la vie avant le grand silence et la solitude. L'immeuble se vide alors dans un lente et inexorable saignée , des coursives et des halls sortent des centaines de personnes dans un flot incessant de chemises brunes, d'uniformes de circonstance et de drapeaux fièrement portés. Quand il ne reste plus que le vide, le silence et la solitude, quand la vie nous laisse le répit de nous retrouver enfin, que les regards cessent de nous intimer nos conduites, alors vient ce drôle de temps pour une singulière rencontre.


C'est assez symboliquement en tentant de récupérer son oiseau échappé de sa cage que Antonietta va devoir sortir de la sienne et s'aventurer hors de son quotidien formaté de femme au foyer. C'est ainsi au hasard du comportement d'un oiseau frondeur qu'Antonietta va rencontrer Gabrielle (Magnifique Marcello Mastroianni) l'élégant et charmeur voisin de la fenêtre d'en face. Au contact de cet homme, Antonietta redevient un peu femme et tente de cacher les stigmates et les cicatrices de la ménagère un peu négligée qu'elle est devenue par fonction, quant à Gabrielle il se réjouit de briser la solitude avec cette fortuite compagnie lui qui se plait à dire "que l'on peut pleurer tout seul mais que l'on ne peut rire qu'à deux". C'est alors qu'ils improvisent quelques maladroits et innocents pas de danse que la concierge commence à faire beugler sa radio qui retransmet en direct la grande cérémonie militaire et politique qui prend alors un écho assourdissant dans la cour vide de l'immeuble et vient substituer aux légers uno due tre de la rumba le lourd et régulier bruits des bottes. Voilà peut être l'une des plus belles idées de mise en scène du film avec cette cérémonie si lointaine et pourtant si proche qui restera durant tout le film comme un fond sonore inquiétant et menaçant à la rencontre entre Antonietta et Gabrielle. Alors qu'au loin les foules par avance conquises se réunissent et applaudissent à l'unisson, les deux âmes solitaires et perdus s'apprivoisent et se rapprochent doucement. Alors que les masses se noient dans le brouhaha d'une pensée devenue commune, Antonietta et Gabrielle relèvement doucement leurs singularités d'individus uniques. Alors qu'au loin triomphe la haine et s'impose le règne des moutons prêts aux sacrifices, deux exclus de la grande histoire retrouvent les plus élémentaires gestes de compassion et de tendresse. Alors qu'au loin les meutes hurlantes galvanisées de patriotisme chargent leurs cœurs et leurs esprits de fantasmes guerriers, deux presque riens se regardent en face, se caressent, se retrouvent et font semblant de s'aimer comme si cela pouvait durer toujours. Loin du fracas et loin du monde, loin des regards conditionnés des foules et des jugements formatés aux moules de la pensée unique, les deux oubliés vont pouvoir hurler par la voix et par le corps qui ils sont vraiment. Antoniettea va se révéler une femme perdue et brisée sous le poids des conventions de son statut de femme au foyer soumise et aimante dont le corps tout entier réclame tendresse et affection et Gabrielle qui est contraint au silence, à la solitude et à la déportation hurlera les larmes aux yeux qu'il est vivant et homosexuel. Peut être parce qu'il faut croire à l'individu plus qu'à la foule, ces deux là trouveront dans le regard témoin et l'écoute attentive de l'autre une formidable occasion d'exister pleinement. Après s'être bousculés, apprivoisés, écoutés et retrouvés Antonietta et Gabrielle vont finir par s'étreindre avec une formidable douceur et une immense tendresse alors qu'au loin cette foutue radio crache encore et toujours les hymnes et les discours des dictateurs galvanisés par la meute. Pas de violons sirupeux , pas de mélodie dégoulinante au piano, pas de symphonie au romantisme exacerbé, c'est sur un fond sonore de fascisme ordinaire que Antonietta et Gabrielle vont presque s'aimer juste pour montrer que c'est encore possible d'être soit, de regarder et comprendre l'autre, de s'aimer malgré les différences, de s'étreindre pour rallumer la lumière toujours vacillante de la vie plutôt que de l'éteindre aux discours mortifères et c'est sans doute pour tout ceci que cette scène me donne la chair de poule et me fait monter les larmes au yeux.


Pourtant au final rien ne changera vraiment et lorsque l'immeuble se remplira à nouveau de cette foule anonyme que l'on pourras appeler société, chacun devra reprendre son rôle sans colère ni résistance. Si il est possible d'être soit face à un unique témoin il est sans doute impossible d'exister vraiment aux regards des autres tout entier. Gabrielle redeviendra l'homosexuel solitaire et anonyme que l'on condamne à la déportation et Antonietta la mère, la femme, la ménagère, la machine corvéable à servir la famille et contenter l'époux. Première levée et dernière debout Antonietta éteint une à une les dernières lumières allumées de l'appartement plongé dans un silence de cathédrale. Tout à repris sa triste place sans heurts ni fracas du lit conjugal théâtre des étreintes non consentis jusqu'à l'exil des indésirables dans la discrétion de la nuit, une dernière pression sur l'interrupteur et revient l'obscurité froide, peut être tout juste adoucit aux souvenirs délicats d'une journée particulière.

freddyK
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le 18 mai 2021

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