La traversée des apparences
Lors de la sortie de son avant-dernier film, Jeune et Jolie, le réalisateur François Ozon avait tenu des propos maladroits, sinon indélicats, sur la relation des femmes à la prostitution qu’il considérait d’abord comme un fantasme restant à assouvir. Qu’importe le contexte de cette formulation malheureuse, on peut espérer que le cinéaste avait à cœur de redorer son blason auprès de la gent féminine. Car le complexe et abouti Une nouvelle amie est peut-être avant tout une ode à la femme. Femme multiple, protéiforme : Laura, blonde plantureuse à laquelle aucun homme ne parait résister, mais Laura, malade et bientôt morte, laissant dans le désarroi une autre femme, Claire (la mal-nommée ?), sa meilleure amie inconsolée et David, le mari de Laura, anéanti par un chagrin abyssal qu’il ne parvient à tenir à distance qu’en devenant à son tour une femme, Virginia (clin d’œil évident à l’auteur de La Traversée des apparences, qui aurait pu être le sous-titre logique du film), double troublant de son épouse défunte.
La transgression, le trouble et l’ambiguïté sont les thèmes chers au réalisateur de Sous le sable qu’il aborde avec plus ou moins de réussite, selon la distance avec laquelle il choisit de regarder ses personnages. Plus celle-ci est importante, plus le sentiment d’un regard clinique d’entomologiste perdure (Ricky comme Jeune et Jolie pour illustrer cette tendance). À l’inverse, pour peu que cette distance se réduise jusqu’à ne plus être perceptible, François Ozon peut donner le meilleur et, sans conteste, son nouvel opus appartient à cette catégorie. Plus que jamais, il n’a de cesse de brouiller les pistes, de semer la confusion qui est ici celle des genres, entrainant le doute et la révélation des identités. On serait bien en peine de savoir, qui de Claire (Anaïs Demoustier qui réussit là son deuxième rendez-vous de 2014 après Bird People) ou de David (Romain Duris, saisissant parce qu’au-delà de la caricature et de la pantomime, à la différence de Melvil Poupaud chez Xavier Dolan – Laurence Anyways), est la clef de voûte du film. Ni l’une ni l’autre, ou plus exactement la fusion qui s’opère entre les deux après le décès de la personne qui aura le plus compté pour chacun, fusion empathique par laquelle Claire et David vont accéder, plus ou moins directement et rapidement, à l’essence de leur être.
La perte de Laura fait ainsi ressurgir chez David le besoin jusqu’alors endormi d’être femme comme une sorte de communion de l’absolu. Chez Claire, elle finit par faire vaciller les certitudes d’une vie rangée et prévisible sur laquelle elle ne s’est guère interrogée jusqu’à présent, notamment sur cette absence persistante d’enfant. Les deux ‘orphelins’ s’épaulent et se révèlent l’un à l’autre. Que cela se fasse par la porosité des frontières et le mélange des genres n’est bien sûr pas innocent chez le réalisateur de Sitcom qui, dès son premier film en 1998, se penchait déjà sur le rejet des conventions établies. Le temps a passé, le cinéaste a mûri et on n’avait jamais senti de sa part autant d’audace et de liberté qui viennent, avec une ironie mordante et nullement fortuite, ricocher sur la montée d’un puritanisme qu’on croyait définitivement terrassé. Avec ce film intelligent et brillant – dont les dix premières minutes fulgurantes exposent le résumé d’une existence de manière vertigineuse – François Ozon fournit la réponse la plus cinglante et éblouissante à tous les nouveaux pourfendeurs d’un laxisme présumé. Il imagine et concrétise l’idée d’un couple révolutionnaire loin de tout protocole, passant par-dessus bord les normes établies. Cette perspective utopique et irrévérencieuse apparait comme un coup de fouet salutaire, venu chatouiller, voire lacérer, les flancs d’un spectateur trop longtemps bercé dans le prêt-à-penser.