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Cette année, nous avons consacré beaucoup d’attention aux programmations des festivals de Cannes et d’Annecy auxquels nous étions invités. Pourtant, si nous avions assisté l’an dernier au festival du Cinéma Chinois en France, nous permettant de nous attarder sur la création prolifique et originale de ce grand pays, c’est un rendez-vous que nous avons cette fois manqué, faute d’une programmation vraiment intéressante. Mais c’est tout de même à un film chinois que nous nous intéressons aujourd’hui : Une Pluie Sans Fin de Dong Yue, récompensé au festival du Film Policier de Beaune.


Renvoyant à une belle tradition du polar asiatique et s’inscrivant dans une tentative de cinéma politique, rendue difficile en Chine par les ingérences du régime dans la création cinématographique, ce film a de quoi rendre curieux.


Dans Une pluie sans fin on suit donc l’inspecteur de sécurité d’une usine entraîné dans une enquête affreuse qui va devenir une obsession. Le scénario est incroyablement efficace et profond, collectionnant les niveaux de lecture. En tant que film policier, l’oeuvre est d’une efficacité redoutable : l’enquête semble un casse-tête qui dépasse la police. Notre personnage se sent obligé de prendre le relais et se voit lui même absorbé par une fascination morbide. Comme souvent, le film s’avère vite ne pas tant traiter de l’enquête que de son effet sur les personnages et leurs mentalités. Le « héros » du film sombre dans son obsession et c’est un spectacle aussi troublant que fascinant que de le voir construire toute sa vie autour d’un seul objectif : résoudre les crimes et piéger le tueur. Et le film s’aventure dans des zones très sombres de l’esprit humain avec une ironie impressionnante et une force accentuée par un important travail visuel.


Mais la force majeur d’Une Pluie Sans Fin, c’est la dimension fortement sociale et politique qui se cache derrière cette narration policière et psychologique. Le film nous parle de bouleversement, de désordre, de perte tant individuelle, comme nous l’avons vu, que sociale. 1997, pour la Chine, est une année de grands bouleversements économiques et notamment de privatisations massives d’entreprises et d’industries qui, détachées de tout socialisme, vont massivement licencier. Dong Yue dresse le portrait réel et symbolique d’une « ville énergie » dont l’activité tourne entièrement autour d’usines détruites par cette politique. La privatisation brise les rêves des gens de peu, la solidarité et la volonté des travailleurs, le rythme de vie et le système social tout entier. Les crimes ne sont que des manifestations symboliques de ce désordre.


Le personnage principal lui même illustre la complexité idéologique du film. En tant qu’inspecteur de la sécurité, il représente une sorte de caïd terrifiant, abusant de la force, icone d’un état sécuritaire. Mais il est apprécié des bons employés et des employeurs car il est droit, efficace et sympathique. Avec l’effondrement de son monde, il perd ses justifications morales, ses capacités sociales et son assurance, à l’image des ouvriers il doute de tout, jusqu’à la justesse de sa vie passé. Ce sens politique est complexe et clivant, mais il a le mérite d’être absolument et clairement exprimé, imagé et argumenté avec force.


Et cette histoire excellemment faite est parfaitement portée par une réalisation soignée et efficace. Dong Yue, le réalisateur, est chef-opérateur de formation et sa maîtrise se ressent complètement. Le film baigne dans une ambiance grisâtre morose qui ronge le moral, autant du spectateur que des personnages; et qui est transpercée par des séquences plus colorées qui semblent, par contraste, oniriques.


Dong Yue tire parti du climat, faisant de la pluie un élément narrativement signifiant (s’il pleut ou pas, comment il pleut, etc…) et un élément d’esthétisme certain, emprisonnant le spectateur dans cette ambiance qui tue.


Autre travail visuel caractéristique : l’imagerie industrielle et propagandiste. Les décors d’usines sont incroyables : des masses sombres gigantesques, à la fois labyrinthiques et oppressantes, mais aussi symboliquement rassurantes, se détachant du ciel dans un noir et blanc presque mystique. L’attention portée à la photographie dans ces décors renvoie à leur importance dans le propos du film et perfectionne l’esthétique noire de ce thriller industriel.


Les évocations de l’imagerie communiste servent à symboliser les rêves du personnage, homme simple adhérant au message du régime, et les fantaisies visuelles, notamment les touches de couleurs, soulignent les rares moments de joie, de loisir et de divertissement dans un quotidien angoissant. Des moments qui se détachent et en deviennent des oasis, définitivement marquants.


Une Pluie Sans Fin de Dong Yue est un film magnifique et intelligent. Un polar tendu à l’intrigue bien ficelée, mais aussi un film politique dont le message trouve une forte résonance dans l’actualité française et occidentale. Il est aussi le portrait critique de la Chine de cette époque et la représentation de la vie sociale d’une ville industrielle. C’est un film intelligent avec sa narration différée, son mystère et ses personnages biens écrits. Visuellement splendide grâce à sa photographie polarisée et son travail sur les décors, il n’a définitivement rien à envier à ses cousins déjà cultes comme Memories of Murder (que Dong Yue cite ouvertement) ou Black Coal.

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