Il y a un grave malentendu, évidemment sciemment entretenu par le Marketing de "Une Pluie sans Fin", qui est de placer le film dans la descendance du brillantissime "Memories of Murder" : hormis qu'il s'agit d'une vision ethnocentrique vaguement raciste qui revient à mettre dans le même panier tout ce qui est asiatique, c'est aussi une erreur de compréhension fondamentale quant au travail de Dong Yue, qui ne réalise pas du tout ici ni un film de serial killer, ni le récit policier d'une traque. Il vaut beaucoup mieux voir "Une Pluie sans Fin" comme l'irruption d'une fiction (presque une micro-fiction, admettons-le !) au sein du gigantesque "A l'Ouest des Rails" de Wang Bing (la fin de l'ère de l'industrie lourde en Chine), voire une revisite du magnifique "The World" de Jia Zhang-Ke (la vanité des rêves dans un monde à la froideur absolue) : c'est dire que nous avons affaire ici à un film 100% chinois, et quasiment uniquement consacré à une description minutieuse des ravages du capitalisme sur l'être humain, voire même sur l'humanité de l'être.
Film de chef opérateur, donc grand film de l'image, saturée de grisaille grâce à cette idée brillante de pluies (plurielles), à la fois ininterrompues et diverses, particulièrement impressionnant quand il nous montre ces usines monstrueuses et mourantes qui ont depuis longtemps broyé tout espoir et tout avenir, "Une Pluie sans Fin" est aussi un essai vertigineux sur le vide de l'âme : bloqués dans un monde qui se dilue sous la pluie, où seule l'attente de ce qui ne viendra jamais fait un minimum de sens, ses personnages ne sont plus que de lointains échos de nous-mêmes, mais nous craignons en permanence qu'ils ne soient notre avenir. En cela, "Une Pluie sans Fin" n'est pas un "film politique chinois" (chose qui ne peut d'ailleurs sans doute pas exister), malgré la scène "amusante" de la remise des médailles par le Parti, mais bien plutôt un film "philosophique global", à la manière du cinéma de Tarkovski en URSS par exemple (sans comparaison en termes d'importance, bien entendu).
D'un abord un peu difficile, avec une première partie qui demandera au spectateur de faire preuve de patience pour entrer dans ce monde quasi incompréhensible de procédures abstraites, de technologie primitive et de servitude généralisée, "Une Pluie sans Fin" s'humanise peu à peu - mais avec tellement de cruauté - quand il dépeint la descente aux enfers de son personnage principal qui sacrifiera et amitié et amour à son obsession, une obsession qui n'est pourtant pas une malédiction comme cela serait le cas dans un film occidental, mais bel et bien - et c'est l'atroce ironie du film - une ultime preuve d'existence.
Si la fin est absolument magnifique, ce n'est pas parce qu'elle fait le constat facile que nulle réponse ne saurait être donnée à une quête de toute manière sans réel fondement, mais bien parce qu'elle prend acte de la disparition du Monde, et de notre propre disparition avec lui : la scène - bouleversante - de la destruction de l'usine, et celle, terriblement ambigüe et donc totalement éclairante quant au réel propos de Dong Yue, de la visite à la salle des fêtes délabrée, constituent la véritable conclusion du film. Après cela, la pluie peut s'arrêter, et la neige peut tomber : personne ne s'échappera de là vivant.
[Critique écrite en 2018]
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