C’est une expérience très forte, très sensorielle, et très poétique que nous propos ici Alexandre Sokourov ! Même si je n’ai pas été conquis pendant la totalité du film, nous assistons ici à une mise en scène extraordinairement belle.
Ce que j’aime, tout d’abord, c’est la construction de chaque plan, un sens du cadrage extraordinaire. Tout est filmé dans un teint très grisâtre, certainement par un filtre, qui ne rend pas le film superficiel d’ailleurs, bien au contraire ! Sokourov filme la nature non pas dans ce qu’elle a de plus éclatant, mais dans ce qu’elle a de plus sombre (au sens propre du terme, c’est-à-dire qu’il filme le brouillard, le ciel gris / noir, et non le soleil et ses éclats). Sokourov accorde, de manière très tarkovskienne, une place importante à l’air ; la brume, le vent sont des éléments importants, qui ponctuent finalement la mise en scène de Sokourov, qui servent la narration du film. Tout cet univers grisâtre contraste avec le lieu très fleuri, très verdoyant, ce qui fait que les couleurs ont une « tonalité » très délavée… pastel en quelque sorte, et je trouve cela magnifique. Les plans se succèdent à la perfection, tantôt des plans fixes, tantôt des plans très rapprochés sur cette vielle femme qui ne peut qu’inspirer le respect, tantôt des plans vertigineux en plongée, comme si Dieu admirait lui aussi l’humilité de cette femme dans ce lieu totalement autarcique, et donc, en ce sens, divin. Le film est totalement hypnotique, onirique même, ce qui ne peut que rappeler Elégie orientale du même réalisateur. On ne cherche même pas à comprendre, on vit quelque chose de fort, tant l’expérience esthétique proposée est puissante. Mais le caractère hypnotique est tellement important tout au long du film que parfois, j’avais même l’impression de sortir de moi, et de regarder le film sans le regarder véritablement. C’est une sensation très étrange, mais pas forcément désagréable, mais je dois dire que parfois, l’ennui n’était pas loin.
Il y a un autre élément très important dans la mise en scène de Sokourov, c’est l’excellent travail autour de la bande sonore. Au-delà de quelques scènes ponctuées de très belles musiques, ce sont les bruits qui ont une importance incroyable. Chaque son, chaque bruit, est amplifié et sert l’expérience esthétique, la renforce même. Comme chez Tarkovski, le bruit du vent, ainsi que le bruit de l’eau sont importants. Mais ce sont surtout les petits bruits en intérieur, du quotidien de la vieille femme. Quand elle mange, quand elle coud, quand elle marche, tous les bruits nous parviennent. Cela instaure un climat de monotonie, mais cela instaure aussi, à nouveau, une forme d’admiration pour cette femme qui vit sa vie sans broncher, toujours avec cette grande humilité et cette simplicité admirable. Puis, tout d’un coup, nous entendons les bruits de l’horloge… La mort nous guette, la souris grignote son fromage et elle approche de la fin. Il y a alors, grâce à ce seul bruit, un lien fort qui se créé entre cette femme et la mort qui approche. Par ailleurs, le film, dans sa globalité, est très silencieux ; la voix-off nous guide de temps en temps, mais très rarement, ce qui fait qu’il n’y a aucun dialogue. Nous n’entendons la voix de la femme qu’une seule fois je crois, lorsqu’elle rit, juste après avoir mangé, et juste avant de prier, une scène belle à en pleurer. Et nous l’entendons lire également, dans une scène magnifique où la voix-off nous traduit ce qu’elle lit en japonais. Mais sinon, nous sommes plongés dans un grand silence, comme cette femme finalement, c’est comme si nous vivions son expérience à elle le temps d’une heure. Et comme disait Bresson, « Le cinéma sonore a inventé le silence. » Et tout ce silence permet justement à tous ces petits sons, ces petits bruits, de prendre une grande résonance. Il y a aussi le bruit du coucou qui revient plusieurs fois dans le film… et là aussi, cela ne peut qu’évoquer Tarkovski, dont le bruit du coucou est d’une importance capitale dans ses films, notamment dans Le Miroir et Stalker.
Puis il y a un lien fort avec Dieu je trouve, même si tout est implicite. Cette voix-off, récitée en russe qui plus est, alors que nous sommes au Japon (joli contraste, à nouveau !), c’est presque comme si Dieu se manifestait à nous, mais pas à elle. Cela rappelle un peu Le Miroir, où nous ne voyons pas le personnage masculin principal (le fils), qui parle pourtant à plusieurs reprises, parce que Tarkovski nous plonge dans un point de vue à la première personne. Il créé alors un personnage sans visage, comme les personnages de Kafka (l'appellation est de Kundera je crois, dans L'art du roman). Ici, c’est un peu pareil ; nous avons le même point de vue que la voix-off en vérité, plus encore peut-être que de la vieille femme. A un moment, cette voix-off s’exprime en disant qu’elle sentait que la vieille femme voulait lui parler, mais qu’elle ne l’avait pas fait finalement, juste après sa prière… C’est ce qui me fait dire quelque part qu’il y a un lien divin avec cette voix-off. Cette voix-off nous parle à nous et non à elle, mais nous parle d’elle (à un moment, cette voix-off nous dit aussi « je l’attendais »). A moins que ce ne soit la mort et non le regard de Dieu, ce qui expliquerait le teint grisâtre du film. Et ces dernières minutes sont sublimes, ces dernières minutes où l’on pénètre les pensées de cette femme, lorsqu’elle lit ses pensées écrites… On est plongé dans une forme de tristesse nostalgique, dans une forme d’empathie, mais également d’admiration, car c’est une femme au combien courageuse, et, effectivement humble.
Un film véritablement fort, et qui nous interpelle beaucoup, notamment par l’expérience esthétique. C’est l’expérience esthétique qui sert un éventuel fond, et non l’inverse… si tant est qu’il y ait un fond. C’est un film "expérience", ou "à expérience", et c'est un film évidemment très fort. Et au titre bien choisi. Ce film est un long poème lyrique qui transpose l’expérience littéraire dans une expérience cinématographique. Magnifique !