Après un premier long-métrage méconnu et peu apprécié du nom de Public Access, Bryan Singer va voir sa reconnaissance de réalisateur décoller avec le premier film avec sa boîte de production Bat Hat Harry : Usual Suspects, thriller réputé parmi les meilleurs de son temps et de son genre, sorti quelques semaines avant l’immense succès que fut Seven de David Fincher. C’est un film assez important pour moi puisqu’il a été l’un des premiers grands thrillers que j’ai pu voir et adorer, mais je pense sincèrement qu’il est exceptionnel à bien des égards et que ce n’est pas seulement parce que ce fut l’un des premiers du genre à avoir croisé mon parcours de cinéphile que je l’apprécie autant. Ça sera tout l’objet de cette critique.
Écrit par Christopher McQuarrie, collaborateur alors récurrent de Bryan Singer et ancien détective privé, oscarisé pour l’occasion, le scénario de Usual Suspect est le pilier central du film. Construit sur 2 chronologies qui ne cessent de se succéder, un interrogatoire dans le présent et des flashbacks sur les semaines précédant l’interrogatoire visant à faire la lumière sur 5 criminels impliqués dans l’explosion d’un navire où un important trafic devait se dérouler. Un malfrat hautement recherché dont on ne sait que le nom, qui peut alors être un parfait pseudonyme, semble y être mêlé et toute l’intrigue visera à établir la vérité à son sujet.
On retrouve à travers tout ça un petit fond critique appréciable. La police peut être corrompue au plus haut point, recourir à des méthodes douteuses pour arriver à leur fin, arrogante à ne pas en reconnaître ses erreurs les plus grossières… On a notamment un point de vue assez osé sur la récidive qui est surtout ici le fruit du système policier et judiciaire qui incite à cela en ne présumant plus innocent un ancien criminel, alors qu’il hésite réellement à replonger dans ce monde c’est cette présomption de culpabilité qui pèse constamment sur lui qui semble finir par le convaincre de récidiver, à contrecœur semble t-il. Mais ce n’est pas le point essentiel de l’écriture du film.
Bien évidemment, parler de ce film et de pourquoi je l’apprécie tant nécessite de spoiler complètement sa fin et d’en parler assez longuement, désolé :
Le twist final profite vraiment de tous les partis pris narratifs précédemment évoqués, tout ce qui est montré en flashback n’est jamais que ce que nous en dit Verbal qui a donc toutes les raisons de mentir, ou tout ce que Kujan peut en interpréter alors qu’il veut systématiquement donner du crédit à ses propres théories qui sont à côté de la plaque. Une grande partie du film peut donc être largement questionné sur la réalité de ses événements et offrir différents niveaux de lecture, c’est vraiment très audacieux et ça permet au film de le regarder plusieurs fois avec plaisir alors qu’on sait que Verbal est Keyser, parce que ça se trouve il ne l’est même pas.
L’avocat peut aussi bien l’être, Verbal n’étant qu’à son service. Puisque tout ce raconte Verbal est supposément faux, que l’inspecteur s’est toujours trompé dans ses conclusions et que le témoignage du hongrois ne fait que prouver que Verbal était sur le bateau et commettait des crimes, l’hypothèse faisant que l’avocat est Keyser est tout à fait crédible, si ce n’est plus. Verbal n’aurait raconté tout ça que pour le couvrir et la scène finale révèle en fait l’avocat dans la voiture, toute la scène finale peut être interprétée comme cela sans aucune fausse note, en tout cas aucune que j’ai pu trouver. Et ce n’est pas le sang-froid reptilien du personnage ou l’extrême brutalité dont il peut faire preuve qui va amoindrir la crédibilité de cette théorie.
D’autre part, le film sait très bien comment mener sur des fausses pistes et user de nos représentations caricaturales des antagonistes au cinéma pour que l’on ne soupçonne jamais bien longtemps Verbal, qu’il soit Keyser ou bien à son service direct, même par le simple fait qu’il est souvent mis en scène en légère contre-plongée dans les scènes d’interrogatoire pour qu’on lui associe inconsciemment un statut de victime plus que de coupable. Des indices assez subtils peuvent pourtant avoir été laissés pour la révélation paraisse très cohérente in fine, parfois par la mise en scène comme lorsque Keysey Soze est mentionné pour la première fois et que la scène juste après s’ouvre sur un long plan sur Verbal, ça ne prouve rien mais ça contribue à la narration du film par l’image.
Une des meilleurs scènes sur cet exercice c’est quand on passe de la plage où l’équipe enterre Fenster au retour à interrogatoire avec un parcours de la caméra s’éloignant de la plage, se confondant avec la tasse pour dévoiler Verbal qui parle puis Kujan en position de force par l’angle en plongée. Si on analyse ça jusqu’au bout, chaque angle et chaque mouvement de caméra peut trouver une justification scénaristique (le traveling arrière est tel l’étau qui se resserre sur les personnages, le plan sur Verbal qui parle rappelle que tout ceci n’est jamais que ce Verbal veut bien en dire...), et il n’y a pas besoin d’aller jusque-là dans l’interprétation pour comprendre un peu le film, c’est du bonus. Pour moi, c’est un travail tout simplement irréprochable en la matière.
A ce sujet, le scénariste Christopher McQuarrie déclare ceci :
Il s’agit d’un gros tour de magie bien ficelé. J’espère que jusqu’à la toute dernière minute, vous ne serez pas vraiment certain de ce qui se passe. Il n’y a pas de plus beaux compliments que l’on puisse faire à mon travail que celui-ci : je me suis vraiment fait avoir !
Si le film s’est fait maître dans l’art de surprendre, il sait aussi émouvoir un minimum en rendant attachant des personnages pourtant criminels, cupides et assez égoïstes, ce qui est tout de même un petit tour de force. Ça passe soit par leur humour décalé par rapport à la situation qui les rend divertissants, soit par l’amitié qui lie certains et les émotions engendrées par une disparition brutale, soit par leur environnement familial qui les humanise… ce n’est pas le point le plus développé du film mais c’est suffisamment présent pour que je le considère comme un point positif de plus.
Avec un budget de « seulement » 6 millions de dollars, la réalisation ne sera peut-être pas très flamboyante mais particulièrement solide et sans accroc. Les scènes d’action explosives seront très clairement limitées quantitativement mais pas du tout mal bâclées et comme elles ne sont pas le centre du film, ça ne me pose aucun problème. Quelques plans seront a minima inspirés en terme de photographie avec des silhouettes au clair de lune ou encore un éclairage par intermittence d’un décor qui se retrouve d’un coup ensanglanté… Le montage s’amuse beaucoup à mettre en place des bruitages avant de voir la scène qui en montre l’origine, à enchaîner les cuts de plus en plus rapidement pour montrer qu’un personnage est en train de repenser à plein de choses en même temps...
Si l’OST, composée par John Ottman dont c’est l’une de ses toutes premières productions, fait le travail sans être exceptionnel, le montage l’utilise avec beaucoup d’intelligence, allant par exemple crescendo jusqu’à s’arrêter brusquement lors d’un coup de feu mettant fin à un moment de tension, procédé classique mais efficace. D’ailleurs, les dernières minutes du film reposent intégralement sur le rythme de la musique en accord avec le montage et la mise en scène, sans aucun dialogue inédit, illustrant toute l’importance accordée à ce travail musical en complément du travail de mise en scène.
Le casting peut compter sur de très grands acteurs du cinéma de la fin des années 1990 et décennies suivantes avant que leur renommée soit si importante avec Kevin Spacey, également oscarisé pour l’occasion, ou encore Benicio del Toro. D’autre part, pas mal d’acteurs à la carrière longue et solide voient leur jeu franchement excellents dans ce film tels que Gabriel Byrne ou Pete Postlethwaite, alors qu’ils seront peut-être moins mis en valeur dans d’autres de leurs films. Par ailleurs, pas mal de répliques auraient été improvisées par les acteurs qui y étaient encouragés et certains personnages auraient été assez librement caractérisés par les acteurs eux-mêmes pour se les réapproprier pleinement, c’est très possible et plutôt pertinent a priori.
Chef d’œuvre d’écriture dans le milieu du thriller qui en dépend grandement, solidement réalisé malgré un budget assez faible, profitant d’une multitudes de bonnes idées de mise en scène et de montage, soutenu par des acteurs de talent jusque là sous-estimés ou méconnus, parfaitement accompagné par une OST très juste et bien utilisé, très rythmé en laissant le temps au spectateur d’interpréter avant de passer à la révélation suivante... Usual Suspects est l’un de mes films préférés et à mon sens un coup de génie par toute une équipe encore en début de carrière. (réalisateur, scénariste, compositeur, acteurs...)