Ce projet peut sembler atypique dans la carrière d’un cinéaste avant tout préoccupé par le sacré et la rédemption de personnages en proie aux affres de l’existence. Un détour par le surnaturel pour une histoire de vampires ressemble donc à une sorte de récréation. Et du point de vue de l’écriture, on ne trouvera en effet pas les mêmes exigences qu’à l’accoutumée, au fil d’un récit parfois obscur et lardé d’ellipses, servi par des personnages réduit à des figures statiques et des fonctions dénuées de véritable épaisseur. L’abus de cartons sur des pages de livres expliquant le mythe du vampire n’est pas non plus pour alléger tout ce dispositif.
Mais le spectateur prend bien vite conscience que l’essentiel se joue ailleurs. Ce parcours d’un voyageur finalement très passif se résume surtout à une observation médusée d’un ailleurs. Avancée cotonneuse, franchissement de seuils, observation à travers des vitres opaques, le personnage est un regard, une position privilégiée chez Dreyer (celle de la mère dans Le Maitre du Logis, celle de Jeanne aussi dans La Passion…). Et cette primauté est d’autant plus légitime que toute la force du film se concentre sur ses fulgurances plastiques.
Véritable laboratoire expérimental, Vampyr prend donc l’argument du surnaturel pour questionner les capacités du cinéma, encore si jeune, à investir l’imaginaire. Le résultat est souvent stupéfiant, dès cette visite d’une usine désaffectée qu’un travelling va orner d’ombres fantasmagoriques, pour un envoûtant bal de l’étrange. A partir de cette entorse à la réalité, toute l’esthétique sera mise au service d’une odyssée mystérieuse, adoucissant bien des exigences quant à l’écriture du récit. La superbe photographie (très joliment restaurée) de Rudolph Maté (déjà présent sur Jeanne d’Arc, et qui officiera plus tard pour Gilda ou La Dame de Shanghai) construit un écrin à ces manifestations, dans des nuits laiteuses et des architectures complexes, au gré de surimpressions ou de jeux saisissants de contrastes. Digne héritier du Nosferatu de Murnau, le film de Dreyer parvient à substituer à l'expressionnisme une esthétique de l’étonnement, où le mouvement même de la caméra prend en charge l’effroi face à l’inconnu, et construit deux séquences d’anthologie qui montrent à quel point le terrain de jeu cinématographique est sans limites : la déambulation d’un cadavre en point de vue subjectif, observant le trajet en contre-plongée par la lucarne du cercueil, et le châtiment du noir docteur possédé par l’ensevelissement sous la blancheur éclatante d’une pluie de farine.
La récréation n’en est donc une que sur le terrain du récit. Car, affinant sa maîtrise et poussant toujours plus loin les subtilités de son esthétique, Dreyer poursuit sa quête de la métaphysique par l’image.
(7.5/10)