Avant de voir ce film, j'ai visionné une conférence un peu décevante sur TEDx (« Mieux comprendre sa sexualité pour l'améliorer »). Le propos du sexologue était simple : les problèmes de sexualité dans notre société sont liés aux conflits qui existent entre normes sociales et une "sexualité instinctive". Propos peu convaincant, sans doute maladroitement formulé car la sexualité ne présente qu'une part "instinctive" très restreinte. L'insistance du conférencier sur la nature reproductive de la sexualité était étonnante, surtout mise en perspective avec sa volonté d'affirmer l'érotisme comme un espace d'absolue liberté.
Ce film, au contraire, a le mérite d'articuler avec brio et délicatesse les dimensions intimes, pulsionnelles et sociales du sexe aussi bien dans son propos que dans son traitement formel. On appréciera l'oeuvre autant pour sa liberté de ton que pour son profond respect des femmes interrogées, sa capacité d'écoute et son sens aigu du dispositif documentaire. Vénus constitue une leçon dans le genre du documentaire de témoignage ; leçon qui mérite le coup d’œil et l'heure et demie d'attention, malgré son côté répétitif dû à la simplicité de son concept (images de casting, dans la même pièce, face caméra).
La bande annonce diffusée par Arte sur sa page Facebook insistait sur les aspects les plus politiques du film. La sexualité des femmes a historiquement été l'objet d'un tabou bien plus affirmé que la sexualité masculine ; les recherches sur le plaisir féminin en sont encore à leurs balbutiements en comparaison avec notre "connaissance" des mécanismes masculins. On ne peut donc que se réjouir de cet espace de discours libre que fait émerger le film en prenant le parti de la frontalité la plus affirmée (une caméra, un fauteuil, un fond blanc, un projecteur, des questions simples posées sans détour). Les questions de la pilosité, de la fellation, du cunnilingus, de l'homosexualité, de la virginité, la faible fréquence des orgasmes chez certaines des femmes interrogées sont alors des motifs d'affirmation, de libération de la parole collective qu'on ne peut qu'encourager et apprécier, et qui s'inscrivent dans les tendances actuelles du féminisme. Mais la force du documentaire est de ne pas se limiter à cette dimension proprement "sociale" de la sexualité (elle concerne le rapport des individus au corps social, aux représentations collectives de leurs pratiques etc.). Ce genre de propos, tant il relève de l'affirmation politique peut prendre la forme de phrases synthétiques, relativement fortes qui trouvent toute leur place dans la bande annonce et qui pourraient, sans trop d'injustice, être condensées en une vidéo courte de quelques minutes à diffuser sur les réseaux.
Mais le format du documentaire, sa temporalité, permettent l'émergence d'un autre type de discours, plus proprement intimes, qui touchent au rapport à l'identité et à l'intersubjectivité. Ainsi, une des femmes, que l'on dirait plutôt timide en apparence, finit par montrer des empreintes de son sexe faites à la peinture bleue ; et elle les commente avec douceur (« c'est à ça que je ressemble »). Le ton est plus personnel, échappe au domaine de l'étude statistique et présente un caractère d'unicité, de singularité exemplaire. Un tel discours ne peut émerger qu'avec la patience qui est celle des réalisatrices, et sa naissance est sans doute favorisée par le cadre non mixte du dispositif. Les femmes parlent entre elles, et se livrent sans doute plus facilement ; mais la présence de la caméra permet de partager ces moments qui n'auraient sans doute pas pu naître en présence d'hommes.
C'est ce rapport équilibré entre intime et social qui fait l'intérêt de ce documentaire et l'intelligence de sa forme. D'un côté le fond blanc participe à uniformiser les témoignages (on aurait pu imaginer des interviews chez les femmes elles-mêmes, dans leurs intérieurs respectifs). Ce fond appartient au domaine de la représentation et il permet notamment d'ouvrir une dimension sociale dans la pièce où se passent les auditions. L'anonymat des interviews, et la répétition des mêmes cadres participent également de cette tendance au "formatage" qui donne au début du documentaire son aspect sociologique. Mais l'intérêt des réalisatrices pour les corps, pour les visages filmés en gros plan et en silence font du film une véritable oeuvre d'art émouvante, loin de la prétention ethnographique un peu grossière d'un Yann Arthus-Bertand dans Human par exemple.
C'est que les réalisatrices sont parvenues à conserver une part d'organique dans leur dispositif : le cadre reste mobile, et s'adapte de temps à autre aux modèles où à leurs demandes (« cadrez-moi de là à là » dis l'une d'elle qui se dénude mais laisse sa poitrine hors champ). Le film sait nous mettre face au visage d'autrui, dans le sens tout à fait Lévinassien de cette expérience ; il sait être à l'écoute et offre un espace de surgissement pour la spontanéité de ces « femmes courageuses » (l'une chante, l'autre danse ; la plupart finissent par se mettre nues devant la caméra).
Le décor synthétise donc ces deux tendances du documentaire : le fond blanc n'occupe qu'une part du cadre où subsiste (contrairement à Human) une partie de la pièce où se tiennent les auditions. Très chaleureuse avec son parquet orangé, de taille restreinte, on imagine une sorte de bureau et, hors-champ, les deux réalisatrices et leur petite caméra montée sur un trépied. La caméra occupe dans le documentaire cette place ambiguë entre présence et absence. Parfois, les modèles sont filmées en silence, un peu mal à l'aise et se permettent des regards-caméra ; paradoxalement, on accède à l'intimité quand la gène de sa publicité est manifeste dans les attitudes des protagonistes. Par exemple lorsque l'une des femmes les plus pudiques du film danse seule devant la caméra, alors qu'elle a à peine osé montrer ses épaules quelques minutes plus tôt : d'abord un peu hésitante, ses pas s'affirment et la caméra, bien que toujours présente, se laisse quelque peu oublier.
Il en va de même de tous les dés-habillements : d'abord la présence de la caméra y est gênante, puis les corps se libèrent et se détendent au fur et à mesure de la pose. Ainsi, en laissant le plan sans coupe, les réalisatrices permettent de rendre palpable le basculement dans l'espace intime de ces femmes, loin d'un quelconque voyeurisme malsain. Tout n'est affaire que de deux ou trois pièces de tissus : T-Shirt/Pantalon/Culotte voire Robe/Culotte et l'on s'étonne presque de la rapidité avec laquelle on peut se trouver nu face caméra. C'est l'épaisseur, relativement fine et fragile, de la couche de pudeur sociale qui semble se matérialiser sous nos yeux aux pieds des modèles.
Le corps, comme la caméra, sait se faire oublier ; il est parfois nié, rejeté. Ici s'affirme la dimension largement spirituelle, voire parfois intellectuelle de toute sexualité, décidément très éloignée de sa dimension "instinctive" mobilisée par le conférencier TEDx. La sexualité est un certain rapport du corps et de l'esprit et le documentaire prend bien soin de ne négliger aucune des deux parties. Ici, on s'interrogera sur la nature de la "liberté" sexuelle. En tant qu'elle a à voir avec nos désirs, la sexualité relève-t-elle de la liberté ? N'est-elle qu'instinctive et pulsionnelle ? Mobilise-t-elle notre volonté ? Être libre de désirer semble finalement une formulation oxymorique (selon des critères quelque peu kantiens) de l'idée de liberté sexuelle. Ces réflexions s'imposent presque à nous devant le témoignage de cette jeune fille qui fantasme à l'idée d'avoir des relations sexuelles déguisée en enfant de 10 ans. Ces désirs incestueux ne semblent ici pas malsains en ce qu'ils sont conscients, reconnus et consentis semble-t-il, librement. Ainsi, la liberté sexuelle est une liberté de céder à ses penchants, d'écouter son corps avec sa tête, mais sans oublier l'un des deux éléments au passage (sinon, le risque de tomber dans l'animalité pornographique est grand).
L'érotisme nous apparaît comme un espace qui échappe en partie au monde social (ainsi, les fantasmes de l'une des femmes ne peuvent être exposés et écoutés qu'à la condition de leur refuser explicitement toute analyse ; « parlez nous d'un fantasme sans l'analyser »). Mais échapper au social ne nous affranchit pas de la relation avec l'autre : l'erotisme trouve son monde dans cet espace plus immédiat et restreint de l'inter-personnel, dans la relation du face à face et de la confiance. Mais cet espace est fragile comme nous le raconte une jeune fille qui, ayant affirmé à son partenaire sa « vulnérabilité », s'est trouvée rejetée par celui-ci, qui n'a pas su quoi faire de cette donnée nouvelle. C'est sur ce monde de l'intime, rarement aperçu de cette façon au cinéma, que Vénus ouvre une fenêtre, le replaçant au coeur des autres dimensions de la sexualité plus facilement montrables à l'écran.
Les dernières images du film nous laissent alors voir des corps proprement "sexuels" ; c'est-à-dire des corps qui portent en eux une part de désir, une part de conventionnalité mais surtout une part d'identité (d'ipséité même). Des corps qui cessent d'être tout désir (ce que nous livre, en apparence, la pornographie) ; qui cessent d'être tout femme (ce que les construction sociales pourraient produire). Des corps sexuels donc qui sont nécessairement fragiles, incertains, mais qui rayonnent de leur splendeur singulière.