A l’époque de Welles, le terme documenteur n’existait pas, et on pourrait peut-être lui en attribuer la paternité : F for fake, dont le sujet est presque impossible à circonscrire, traite du faux dans l’art, voire comme de son essence : un mensonge qui permet de comprendre la vérité, pour paraphraser Welles citant Picasso pour conclure son métrage.
A l’origine, deux sujets : la destinée d’un faussaire, Elmyr de Hory, et de son biographe, Clifford Irving qui créa de toute pièce un livre d’entretien avec Howard Hugues, alors reclus et inaccessible.
Puisque Welles est aux commandes, rien ne peut se passer de manière conventionnelle : il a racheté un premier film documentaire de Reichembach, ancien marchant d’art arnaqué et séduit par Elmyr, qu’il a ensuite déconstruit à loisirs.
Le résultat est proprement vertigineux. Par la superposition des discours, tout d’abord, fruit d’un travail de montage résolument phénoménal : la navigation entre les témoignages, les images d’archives, les intervenants et les habillages est fantastique, et toujours orchestrée avec virtuosité par le maître de cérémonie. Welles a toujours été un narrateur hors pair, et le démontre une fois encore : sa voix, la malice avec laquelle il s’adresse en regard caméra se pare d’un charme irrésistible.
Toujours aussi malin avec la matière qu’il manipule, le cinéaste joue sur plusieurs tableaux : le marché de l’art, dont on fait une satire assez virulente, en expliquant que si les faussaires peuvent pratiquer, c’est grâce à la spéculation, et à la complicité plus ou moins lucide des agents ; l’illusion inhérente à la vie d’artiste, Welles revenant sur son propre parcours, dans lequel le canular, notamment dans son émission sur La guerre des mondes, est un élément essentiel ; et enfin, la transgression narrative par un exhibition permanente des moyens mis en œuvre pour construire son film. Arrêts sur image, table de montage, images insérées à l’écran dans un moniteur de travail, tout concourt à une mise en abyme qui ne cesse de souligner la dimension illusoire (voire illusionniste, des numéros de magie ouvrant et fermant le film) et fictive de son travail.
Au-delà de la dimension ludique renforcée par la partition de Michel Legrand, Welles livre quelques fêlures intimes : lorsqu’il insiste sur l’ironie du sort d’Elmyr, qui ne vend pas une toile à son nom mais peut imiter n’importe quel génie pour se renflouer, le parallèle avec sa situation est patent : alors qu’il en a écrit une flopée, pas un de ses scenarii originaux n’a trouvé de financement, et on le paie cher pour jouer chez les autres alors qu’on rechigne à produire ses propres réalisations…
Certes, la dernière demi-heure peut sembler un peu redondante, Welles jouant au faussaire lorsqu’il tente de faire croire que Picasso peignit Oja, sa compagne qu’il va alors filmer sous toutes les coutures. Un peu aveuglé par sa passion pour cette au demeurant très belle femme, Orson s’égare un peu ; mais cela n’occulte en rien les réflexions passionnantes qui ont été formulées auparavant, notamment sur le rôle du signataire dans une œuvre, l’occasion d’un hommage au chef d’œuvre anonyme et atemporel qu’est la cathédrale de Chartres.
Pour son ultime long métrage, fond et forme fusionnent : même en tant que documentariste, Welles ne renonce jamais à son enthousiasme de storyteller. Raconter la vérité sur deux escrocs, modulations de son Falstaff, n’aura été qu’un détour pour mieux vanter l’invincible beauté de la fiction.
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