Vers sa destinée
7.7
Vers sa destinée

Film de John Ford (1939)

La rencontre de deux géants, Ford et Lincoln, est finalement d’une pertinence totale dans son apparent paradoxe : car ces deux statues, mythes humains de la nation américaine, le sont d’autant plus qu’elles ont toujours su parler aux individus, et à échelle humaine. C’est ce que comprend le cinéaste qui décide d’opter pour un regard sur les coulisses, la jeunesse et la débuts d’un homme qui va forger sa grandeur au sein d’une communauté réduite, dans un récit à enjeu minoré porté par un Henri Fonda maquillé mais dont l’œil pétillant et la voix unique irriguent singulièrement la figure qu’il incarne.
De politique, il ne sera presque pas question, à l’exception d’un discours inaugural devant cinq personnes, dont deux enfants, émouvant de maladresse et de sincérité. Aux intentions futures succède le concret d’une action en justice. Lincoln observe sa communauté, empêche un lynchage et propose la mise en scène de la parole par le jeu du prétoire.
Là aussi, l’hagiographie révèle très vite ses limites. Certes, le film est une propagande explicite du système démocratique et libéral en cette période troublée de 1940. Mais le jeune Lincoln, loin de pontifier du haut de ses idéaux, navigue et prend ses repères : parmi la société mondaine dont il se doit d’avoir le soutien, pour le peuple à qui il dévoue son combat. On trouvera là les plus belles scènes de portrait en empathie totale avec son personnage, notamment dans le témoignage muet de la mère, analphabète et tétanisée devenue l’archétype d’une souffrance aussi digne que déchirante.
Car s’il progresse, c’est avant tout par la roublardise : Lincoln est l’acteur parfait qui sait à qui il s’adresse. S’il joue maladroitement le jeu de la danse dans les salons cossus, il est bien plus à l’aise en audience où il mélange les genres pour se donner en spectacle. Véritable naissance du storyteller, la performance de l’avocat roublard, préférant citer des blagues, faire des jeux de mots humiliants que lire son droit, sert autant ses clients que sa propre image.
Dernier parallèle et non des moindres, celui de l’anecdote sur laquelle se cristallise l’affaire judiciaire. Lincoln maitrisait la parole et a su s’attacher son public. Cependant, la résolution réelle du cas ne passera pas par la rhétorique, mais le regard. La scène clé du meurtre est vue par tous, y compris le spectateur, à qui on apprendra à voir, et surtout revoir.
Cette école de l’image, cette éthique de la construction est une humble leçon sur le parti pris esthétique de Ford. Le cinéaste sait comme personne nicher au sein d’un plan et d’un récit se suffisant à eux-mêmes la rigueur et la construction qui leur donneront cette même force tranquille qui fait de son personnage un mythe en puissance.

http://www.senscritique.com/liste/Cycle_John_Ford/569939
Sergent_Pepper
7
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes Historique, Social, Vus en 2014, Biopic et Cycle John Ford

Créée

le 27 août 2014

Critique lue 833 fois

29 j'aime

6 commentaires

Sergent_Pepper

Écrit par

Critique lue 833 fois

29
6

D'autres avis sur Vers sa destinée

Vers sa destinée
Sergent_Pepper
7

L’artiste et le géant

La rencontre de deux géants, Ford et Lincoln, est finalement d’une pertinence totale dans son apparent paradoxe : car ces deux statues, mythes humains de la nation américaine, le sont d’autant plus...

le 27 août 2014

29 j'aime

6

Vers sa destinée
Grimault_
8

L'Homme tranquille

Les histoires de John Ford ont toujours une certaine portée mythologique, et même ses incursions dans le « réel », comme avec Vers sa destinée, retraçant les débuts d’Abraham Lincoln en politique,...

le 24 avr. 2020

23 j'aime

2

Vers sa destinée
antoninbenard
8

"I may not know so much of Law, but I know what's right and what's wrong."

If Nancy Hanks Came back as a ghost,
 Seeking news Of what she loved most,
 She'd ask first "Where's my son? 
What's happened to Abe? 
What's he done?" (…) "You wouldn't know About my son? 
Did he...

le 4 sept. 2013

19 j'aime

10

Du même critique

Lucy
Sergent_Pepper
1

Les arcanes du blockbuster, chapitre 12.

Cantine d’EuropaCorp, dans la file le long du buffet à volonté. Et donc, il prend sa bagnole, se venge et les descend tous. - D’accord, Luc. Je lance la production. On a de toute façon l’accord...

le 6 déc. 2014

774 j'aime

107

Once Upon a Time... in Hollywood
Sergent_Pepper
9

To leave and try in L.A.

Il y a là un savoureux paradoxe : le film le plus attendu de l’année, pierre angulaire de la production 2019 et climax du dernier Festival de Cannes, est un chant nostalgique d’une singulière...

le 14 août 2019

715 j'aime

55

Her
Sergent_Pepper
8

Vestiges de l’amour

La lumière qui baigne la majorité des plans de Her est rassurante. Les intérieurs sont clairs, les dégagements spacieux. Les écrans vastes et discrets, intégrés dans un mobilier pastel. Plus de...

le 30 mars 2014

617 j'aime

53