La rencontre de deux géants, Ford et Lincoln, est finalement d’une pertinence totale dans son apparent paradoxe : car ces deux statues, mythes humains de la nation américaine, le sont d’autant plus qu’elles ont toujours su parler aux individus, et à échelle humaine. C’est ce que comprend le cinéaste qui décide d’opter pour un regard sur les coulisses, la jeunesse et la débuts d’un homme qui va forger sa grandeur au sein d’une communauté réduite, dans un récit à enjeu minoré porté par un Henri Fonda maquillé mais dont l’œil pétillant et la voix unique irriguent singulièrement la figure qu’il incarne.
De politique, il ne sera presque pas question, à l’exception d’un discours inaugural devant cinq personnes, dont deux enfants, émouvant de maladresse et de sincérité. Aux intentions futures succède le concret d’une action en justice. Lincoln observe sa communauté, empêche un lynchage et propose la mise en scène de la parole par le jeu du prétoire.
Là aussi, l’hagiographie révèle très vite ses limites. Certes, le film est une propagande explicite du système démocratique et libéral en cette période troublée de 1940. Mais le jeune Lincoln, loin de pontifier du haut de ses idéaux, navigue et prend ses repères : parmi la société mondaine dont il se doit d’avoir le soutien, pour le peuple à qui il dévoue son combat. On trouvera là les plus belles scènes de portrait en empathie totale avec son personnage, notamment dans le témoignage muet de la mère, analphabète et tétanisée devenue l’archétype d’une souffrance aussi digne que déchirante.
Car s’il progresse, c’est avant tout par la roublardise : Lincoln est l’acteur parfait qui sait à qui il s’adresse. S’il joue maladroitement le jeu de la danse dans les salons cossus, il est bien plus à l’aise en audience où il mélange les genres pour se donner en spectacle. Véritable naissance du storyteller, la performance de l’avocat roublard, préférant citer des blagues, faire des jeux de mots humiliants que lire son droit, sert autant ses clients que sa propre image.
Dernier parallèle et non des moindres, celui de l’anecdote sur laquelle se cristallise l’affaire judiciaire. Lincoln maitrisait la parole et a su s’attacher son public. Cependant, la résolution réelle du cas ne passera pas par la rhétorique, mais le regard. La scène clé du meurtre est vue par tous, y compris le spectateur, à qui on apprendra à voir, et surtout revoir.
Cette école de l’image, cette éthique de la construction est une humble leçon sur le parti pris esthétique de Ford. Le cinéaste sait comme personne nicher au sein d’un plan et d’un récit se suffisant à eux-mêmes la rigueur et la construction qui leur donneront cette même force tranquille qui fait de son personnage un mythe en puissance.
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