J'aime que Moretti se filme comme l'exact contraire de quelqu'un qui serait hyper dans le coup. Après tout, je ne le reprochais pas à Godard, qui dans ses derniers films continuait à bourdonner à notre oreille comme une abeille fatiguée, tousser, s'écrouler et chanter "ardent espoir" d'une voix d'outre-tombe. L'important, c'est la vie et l'énergie des films. Et Moretti retrouve ici ce ton que j'aime tellement chez lui, et cette construction à la fois très joueuse et sophistiquée des films, que je trouve vraiment unique : cette fluidité de la circulation des motifs, comme une tête sur-consciente qui tape sur un mur pour libérer ce qu'elle contient. Cette conscience qui bute contre le monde, qui n'a que faire des vraisemblances, du réalisme plat, du discours politique. Il y a des moments bouleversants, comme lorsque Giovanni se passe la corde autour du cou, décrète la fin de la journée en ne tournant pas cette scène, et s'échappe dans le décor. Matérialisation d'un désir, profondément politique : repousser les murs, élargir le visible. Exactement ce que le film fait, tout en ayant l'honnêteté de reconnaitre qu'à partir d'un certain âge, d'un certain nombre d'accomplissements artistiques qu'on traîne derrière soi comme une fierté mais aussi comme un boulet, ce visible ne peut s'élargir qu'autour de soi, à partir de soi. Mais Moretti cherche, il y a une réponse sublime : la parade, où tout le monde est là, toute la famille de cinéma. Ce monde inventé ne parle que de soi, mais il est rempli, et peut-être constitue t-il un peuple. J'entends beaucoup de cinéphiles de mon âge balayer le film d'un revers de main de ce simple mot : "boomer". Ca me rend triste à un niveau inexprimable. Peut-être que j'arrive au moment, dans ma vie, où je dois reprendre à mon compte la phrase de Michel Poiccard : "J'aime bien les vieux, effectivement...". Car, au fond, bien sur que Moretti est dans le film le seul qui a raison, tout le temps. Mais je crois que c'est précisément ce qu'il interroge : avoir raison, certes, mais comment faire exister sa raison dans le monde, alors que précisément le monde nous échappe ? Giovanni comprend tout, peut-être cela veut dire qu'il ne comprend rien, parce qu'il y a une seule chose qu'il ne comprend pas : précisément qu'on ne le comprenne pas. A partir du moment où l'on ne peut comprendre qu'on ne soit pas compris, qu'est-ce qu'on comprend vraiment ? Je songe à ce moment où il reste dans le champ alors qu'il vient de lancer Action, que la caméra zoome sur ses yeux, et que Franco Battiato commence à chanter, puis que tout le monde se met à danser avec lui. Seules les chansons nous permettent d'avoir raison ensemble. Mais il faut bien que la chanson s'arrête, comme dans Lola de Jacques Demy, et alors la mort peut se montrer. La chanson est passée toutefois en nous. C'est beaucoup, c'est peu, c'est un répit.