Victoria est à ce jour la reine d'Angleterre qui régna le plus longuement, de 1837 à 1901. Soixante-trois années de régence qui connurent moult événements et firent de la vie de la monarque britannique la plus passionnantes de toutes. Complots politiques, tentatives d'assassinat, révolution industrielle, expansion colonialiste, Guerre de Crimée, mariage prolifique et heureux, longue descendance... Les axes de lecture ne manquent pas et à l'image du diptyque mis en scène par Shekhar Kapur consacré à la reine Elizabeth, un seul film ne suffirait pas pour explorer l'opulence d'un tel mythe.
Jean-Marc Vallée va pour sa part s'intéresser aux prémices de la prise de pouvoir de la princesse Victoria de Kent, l'histoire de Victoria : les jeunes années d'une reine retraçant l'année précédant son accession au trône jusqu'à 1840. Une ambition qui n'est pas sans nous rappeler celle d'Ernst Marischka qui avait réalisé en 1954 Les Jeunes Années d'une reine, avec Romy Schneider dans le rôle-titre. La comparaison en revanche s'arrête là, car mis côte à côte, les deux longs métrages ne se ressemblent en rien. Plus moderne sans être dépourvue de défauts (ou du moins d'absence de qualités), cette nouvelle cuvée s'en tire cependant avec les honneurs et mérite davantage que le simple coup d'oeil.
Parlons tout d'abord de ce qui fâche, à savoir le manque cruel d'originalité de l'ensemble. D'autant que l'ambition affichée de l'équipe était de nous faire oublier que nous nous trouvions devant un film historique, or à aucun moment les efforts déployés pour cela n'arrive à nous le faire oublier. La mise en scène un brin académique (mot vide de sens diront certains s'il n'en trouvait pas ici une dimension pleinement éclairée) souligne le manque d'audace qui plombe un ensemble pourtant étonnamment cohérent dans la manière fugace de dépeindre la monarchie éclatée, centre de toutes les attentions au point de négliger toute part dramaturgique inhérente à la nécessité d'insuffler l'épique dans le tragico-romantique.
Passé ces délicates fissures, le coeur ne peut renier ce que les yeux parviennent à transcender tant certaines images regorgent de splendeur. Il est surprenant par exemple de constater à quel point Vallée quadrille son espace de la même façon que Kubrick le faisait avec certes bien moins de mouvements d'appareil. L'envie de voir une certaine pratique du cinéma commune se retrouve lorsque l'on s'attache à déceler les grilles faisant le regard des deux réalisateurs dans un espace confiné, l'un dans les palais royaux, l'autre dans un hôtel pour les besoins de Shining. Un rapprochement étonnant au premier regard mais tout deux parviennent à leur manière par des cadres très serrés à faire ressentir toute l'étroitesse du lieu, insistant à travers les trajectoires de plans sur une certaine géométrie rectiligne due tant aux murs qu'aux hommes faisant corps. C'est déjà réussir à nous faire ressentir les barreaux de la cage dorée dans laquelle la reine se meut, et nous empêcher d'oublier que la jeune femme vit recluse en nous obligeant à épouser son point de vue.
On éprouve également une certaine admiration à saisir la portée esthétique donnée aux changements de focale, notamment parce que l'arrière-plan est riche de sens et raconte beaucoup, ou tout simplement parce qu'une simple perte de netteté peut permettre d'épouser l'action narrée au travers d'une séquence. En témoigne ce magnifique plan sur les bougies lors d'une énième réception, donnant à voir les bases d'une volonté de diluer progressivement l'espace pour raconter au gré de l'histoire ce qui tient une place importante dans ce film, à savoir sa part de romance des plus plaisantes entre Le Prince Albert et sa future épouse.
Cette implication émotionnelle il faut l'admettre doit beaucoup aux interprètes, chacun à leur manière apportant une subtilité des plus imprégnantes à leur rôle respectif. Au-delà de la grâce et de la beauté naturelle d'Emily Blunt, il émane de la jeune femme une retenue qui contraste avec le tempérament de feu auquel nous sommes habitués et permet de nourrir l'intériorité de cette reine qui ne s'en laisse pas découdre. Face à elle, un habitué des films en costume, récemment vu dans le très réussi Chéri de Frears, le jeune et fringuant Rupert Friend. Plus complexe qu'il n'y parait, son rôle lui donne l'occasion de montrer une fois encore la pleine mesure de son talent, qu'il s'agisse de faire tourner les têtes de la gente féminine ou d'imposer une certaine stature liée aux besoins du récit.
La palme de la finasserie va néanmoins et sans conteste à Paul Bettany que l'on avait plus vu aussi irréprochable depuis de nombreux rôles. Il en obtient ici un à la mesure de son talent, faisant preuve d'intelligence et de sagacité sous les traits d'un personnage qui n'en demandait pas moins. Lord Melbourne ayant été un homme très influent sur Victoria, il était important que l'acteur en charge de lui donner vie soit pleinement crédible sous peine de passer à côté de la dualité intéressante que l'on peut trouver dans sa promptitude à conseiller autant qu'à manipuler. Transformé physiquement, Bettany peut compter sur son regard profondément noir pour semer le trouble en nous et soulever une multitude de questions sur les raisons qui l'animent à dispenser ses recommandations.
Ce maquillage n'est d'ailleurs que l'humble reflet du travail accompli sur les costumes et la capacité de l'équipe artistique à reconstituer un autre temps. Si les décors naturels ont été privilégiés, les décors d'époque n'en sont pas moins réussis et plongent instamment au coeur de l'ère victorienne. Les violons sont encore une fois mis lourdement à contribution, comme s'ils étaient la gageure de la bonne reproduction. Faute de goût minime car très vite effacée par la merveille chanson de Sinead O'Connor venant boucler un film dépourvu d'une intrigue solide mais merveilleusement bien équilibré entre romance idyllique trames politiques. Avec un producteur comme Martin Scorsese aux commandes, on en attendait pas moins.
En bref : Avec une mise en image particulièrement inspirée et des acteurs brillants, Victoria : les jeunes années d'une reine s'avère plaisant même si l'on pourra faire l'impasse sur le manque d'ambition sinon de moyens de la mise en scène. Certains choix fascinent et l'ensemble demeure quoiqu'on en dise très plaisant sous le vernis sage et candide de l'approche historique de cette monarque définitivement pas comme les autres.