S’il fallait trouver un fil conducteur à l’œuvre de Cédric Kahn, ce serait sans le doute le motif de la fuite ou du chemin buissonnier qui viendrait en premier à l’esprit du spectateur. Par exemple dans Feux rouges (2004), Hélène, excédée du comportement de son mari, l’abandonnait et partait seule dans la nuit. En 2012, Yann, le cuisinier entreprenant d’Une vie meilleure, fuyait d’abord sa condition d’employé pour tenter d’ouvrir un restaurant avant d’émigrer au Canada. À ce petit jeu de la cohérence recherchée entre Vie sauvage et les opus antérieurs, l’exemple le plus frappant, tant dans son accomplissement formel que dans l’étrangeté du personnage principal, l’excellent Roberto Succo, relecture cinématographique de la pièce de théâtre du messin Bernard-Marie Koltès, constitue d’évidence le trait d’union emblématique. Comme Roberto devenu Kurt, Philippe qui se fait appeler Paco est épris d’idéalisme, certes moins violent et belliqueux. Philippe qui rejette le système économique capitaliste veut élever les deux fils qu’il a eus avec Nora dans un esprit libertaire : vie en communion avec la nature près des animaux, modes de vie spartiates, exclusion du système scolaire. Lorsque Nora, épuisée et sans doute effrayée par les perspectives d’un avenir marginal pour ses enfants, s’enfuit avec ceux-ci, elle n’imagine probablement pas que leur père va les enlever, les tenant éloignés de leur mère pendant onze ans et leur faisant mener une vie marginale et nomade.
La scène inaugurale de Vie sauvage installe une ambiance d’urgence et de mouvement qui anticipe de la suite, où les moments de répit et d’apaisement seront rares – toujours en pleine lumière dans une nature panthéiste ou à l’éclairage d’un feu de camp, avec en accompagnement le piano de Chopin. Outre qu’il ne prend pas parti, épousant le point de vue des deux enfants de sept et huit ans, avant que le dernier tiers du film nous les fasse découvrir adolescents, Cédric Kahn réussit également à aborder plusieurs thèmes majeurs : le rapport au père et l’absence de la mère ; la question du choix et de ses conséquences à envisager une existence hors des structures sociales habituelles, à la fois sans les contraintes connues qui semblent la transformer en un vaste territoire ludique et permissif et avec un dépouillement matériel et social qui conduit à l’isolement et à l’absence de lien et de confrontation avec l’autre ; les résultats d’une éducation alternative et radicale dont on constate qu’elle débouche inexorablement sur la crise d’adolescence, le rejet de l’autorité parentale (ici paternelle) et le besoin d’émancipation.
Cette pluralité et cet entremêlement de problématiques donne naissance à un film particulièrement riche et dense, surprenant à la limite d’être dérangeant. Dans la peau de Philippe/Paco, l’acteur-réalisateur Mathieu Kassovitz est saisissant de sobriété et de justesse. La vision de l’idéalisme passe d’abord par l’action plutôt que par le discours, ce qui du coup isole davantage le trio de fugitifs. Les deux frères, l’un héritant de l’intégrité forcenée du père, se traduisant le plus souvent par la violence physique, l’autre de la fragilité de la mère inconsolée et perturbée de la perte de ses ‘bébés’, expriment parfaitement le mélange fondamental qui constitue l’être humain, celui de l’inné et de l’acquis, de la nature et de la culture. Mais ils sont d’abord les victimes naïvement consentantes d’un homme qui les entraine dans ses délires, convaincu d’agir pour leur bien en leur offrant une vie hors du commun. Hors du commun, Vie sauvage l’est assurément : la sauvagerie ne se trouve pas seulement dans le dénuement et l’éloignement de la civilisation. Elle explose dans la puissance et la tension permanente où l’affect prime plus que jamais sur les conventions et les tentatives de normalisation.