Ingmar Bergman est un cinéaste suédois du XXème siècle, il est connu pour avoir réalisé Le septième Sceau, Persona et Les Fraises Sauvages. Son cinéma évoque souvent les thèmes de la métaphysique, la famille et le couple. Réalisé en 1948, Ville Portuaire est le cinquième film du cinéaste et explore les thèmes du couple, de la famille et de la femme. L’histoire de ce film montre la naissance d’une histoire d’amour entre Gösta, un docker, et Berit, une prostituée sauvée de la noyade par Gösta. Rude critique contre la société bien-pensante et moralisatrice de l'époque, Bergman joue ici un plaidoyer sur la liberté des femmes et sur l'émancipation de celles-ci, il brocarde avec talent une société pudibonde qui, s'accrochant à de vieilles valeurs, refuse de se délivrer de la misogynie. Le cinéaste s’attaque, avec ce film, aux tabous, à l’ordre moral érigé par la société, qui se décline autour des études de cas : de la maison de redressement, du suicide et de l'avortement.
Le film évoque, au-delà des thèmes chers au réalisateur, des sujets que l’on peut rapprocher de ceux traités par certains auteurs comme Simone De Beauvoir et Nicole Malinconi avec la question de la place de la femme par rapport à l’homme et celle de l’avortement. La question de l’avortement est traitée dans le film avec l’arrivée du personnage de Gertrude, qui demande de l’aide à Berit afin de payer son avortement. Comme dans Hôpital Silence de Malinconi, l’avortement est une chose extrêmement mal vu par la société de l’époque et est donc ressentit avec malaise par celles usant de ce procédé. Gertrude paye son avortement mais l’infirmière qui le pratique ne la connait pas, Gertrude vient pour « ça ». Le malaise exprimé ici et la façon dont il est exprimé montre à quel point, la question de l’avortement n’a pas évoluée entre le film de Bergman qui date de 1948 et le texte de Malinconi qui lui date de 1985. Ce qui veut dire qu’en environ 37 ans les idées concernant l’avortement ne se sont pas améliorées ou presque, car dans Ville Portuaire, l’ami de Berit se doit de donner rendez-vous dans un lieu inconnu, le film ne donnant pas d’indications précises, pour ce pourquoi elle a payé l’infirmière, alors que dans Hôpital Silence, l’avortement a lieu directement dans un hôpital, dans une salle isolée de tout regards indiscrets, le texte dit « On ne vous connaît pas. » et c’est là le but précis de cet anonymat forcé dans l’œuvre de Malinconi, alors que Bergman lui montre l’avortement comme un crime et dénonce à la fois la personne l’ayant subi mais encore plus celle l’ayant pratiqué et tué la patiente. Il s’agit ici pour les protagonistes de punir deux meurtres à deux échelles différentes mais ramenées au même fait, au même point. L’un des points commun qui lie les deux œuvres, c’est le mépris qu’à l’infirmière pour sa patiente. Dans le film, cela se traduit par l’abandon par l’infirmière de Gertrude qui mourra quelques minutes plus tard de l’opération subit. Dans le texte cela est visible par un paragraphe composé de phrases exprimées par dialogue direct par les infirmières alors que les patientes répondent au style indirect :
« Pour venir si tard, c’est qu’elles s’en foutent. »
« Elles mentent et vous croyez ce qu’elles racontent. »
« Il faudrait toutes les stériliser. »
« Elles n’ont pas besoin d’ouvrir les jambes si souvent. »
Elle dit qu’elle a peur. L’infirmière répond : « Ça, ma fille, vous n’aviez qu’à y penser plus tôt. »
Ce dialogue appuie l’argument évoqué précédemment à propos de l’anonymat des patients mais également du mépris et de la cruauté des infirmières qui semblent dans ce texte cracher leur venin aux patientes. L’usage du style direct appuie sur la vision qu’on les gens, extérieurs à la situation, de l’avortement. Dans le film ce style direct/indirect est montré à travers Berit jouant l’intermédiaire entre Gertrude et l’infirmière lors de la scène où l’infirmière abandonne Gertrude à Berit après l’opération. Berit demande à l’infirmière de sauver Gertrude, de faire quelque chose pour elle, cependant l’infirmière ne fait que rejeter le mal sur Gertrude affaiblit par les manipulations de l’infirmière. Les deux œuvres ne cessent de jouer sur un rapport d’infériorité et de supériorité entre les patientes (inférieurs) et les infirmières (supérieurs).
Outre la question de l’avortement évoqué partiellement dans le film, le réalisateur traite également de la place de la femme en société et plus précisément dans le couple, thème purement Bergmanien.
Cette remise en cause de la place de la femme est également étudiée par S. de Beauvoir dans son livre Le Deuxième Sexe parut en 1949 soit un an après la sortie française du film. Ces deux œuvres sont contemporaines à leur époque puisqu’au sortir de la seconde guerre mondiale, la place de la femme est clairement remise en question au sein de la société. C’est ainsi que Bergman et De Beauvoir s’intéressent à cela, l’un en Suède, l’autre en France, pour proposer une réflexion moderne sur la femme qui lui permettra peut-être d’accéder à une meilleure position que celle imposée jusqu’ici par la société.
C’est en choisissant pour personnage principale une femme de classe moyenne que Bergman installe les bases d’un combat pour la valorisation de la femme qui dans le film ne cesse d’être dénigrée par son entourage et qui ne peut trouver que refuge chez l’homme qu’elle aime (Gösta) qui fera tout pour l’aider et la soutenir pour traverser les épreuves de la vie afin que le couple puisse s’évader de son entourage quotidien qui semble presque misérable vis-à-vis des rapports humains qu’ils entretiennent.
La caractérisation de la « femme « féminine » », comme l’appelle Simone De Beauvoir dans son ouvrage, est montré dans le film par le seul flash-back du long métrage, dans lequel on voit l’héroïne, Berit, la nuit dans une chambre collective d’un pensionnat dans lequel elle vivait, en train de braver les interdits afin d’affirmer sa féminité supprimée par le règlement imposé par le pensionnat, ainsi, nous la voyons mettre du rouge à lèvres, du parfum, et des sous-vêtements. Cette scène montre que si l’on supprime à la femme ce qu’elle a été conditionné à être, elle cherchera à redevenir cette femme par n’importe quel moyen. La femme, nous propose Bergman, doit affirmer sa féminité si elle veut survivre en ce monde et elle ne peut se défaire de cela au risque d’être délaissée. A plusieurs moments dans le film, Berit vise à devenir la conception même d’une femme par la société pour la société mais sa mère l’en empêche, la privant ainsi du monde extérieur et surtout des hommes dont la mère a peur.
Avant sa tentative de suicide, le personnage de Berit était prostitué, elle vendait ce qui faisait d’elle une femme pour l’homme. Tout le film repose sur une forme de rédemption de ce passé douloureux, Berit fait ici une sorte de renaissance en s’affirmant en tant que femme auprès de l’homme qu’elle aime reprenant ainsi la dignité qui lui a été enlevée par le passé. Ce mal être ressentit par rapport à la prostitution est montré par la mère de Berit qui veut à tout prix remettre sa fille dans le droit chemin et qui avait déjà tenté cela bien avant la tentative de suicide de Berit en la plaçant dans un pensionnat pour jeune fille. On voit ici à travers la figure maternelle oppressante, la volonté de protéger son enfant du monde extérieur alors que Simone de Beauvoir dans son œuvre dit que la fille veut découvrir le monde de la même façon que le garçon car, selon l’auteure, l’homme et la femme sont semblable et devrait donc l’un comme l’autre vivre leur vie de la même manière en ayant des moyens identiques. Or, notre entourage, comme la mère de Berit dans le film, nous conditionne de manière à ce que l’on doit différent l’un de l’autre et que les genres soit envieux l’un de l’autre dans tel ou tel domaine, la société veut qu’il y ait entre l’homme et la femme des inégalités plus ou moins forte permettant, soit disant pour l’homme, d’assurer l’équilibre de la société moderne. Simone de Beauvoir nous dit que la fille, à l’âge de 12 ans, possède les mêmes capacités physiques et intellectuelles que le garçon au même âge et que ce serait à ce moment-là que viendrait la plus grande partie des différences sociales, des marques de dissociation de l’un et de l’autre.
Le film aborde tous ces sujets de manière réaliste, presque documentaire, ce qui rapproche ce film de l’un des style cinématographique important de l’époque, le néoréalisme Italien (1943-1955) qui se veut le plus proche de la « vraie vie » afin de proposer une réflexion plus profonde sur le monde d’après-guerre. Cette recherche de réalisme est due au manque de moyen de production de films ce qui oblige de nombreux réalisateurs de tourner le plus souvent une grande partie de leur film en décors naturels avec des acteurs pour la plupart inconnus. Dans le film de Bergman tout ce processus de production et de réalisation ce fait ressentir car Bergman choisis lui aussi des décors naturels et des acteurs inconnus afin que les sentiments et les propos exprimés paraissent le plus vrai possible auprès du public. Filmé avec un réalisme qui ne dissimule pas les difficultés du cadre social des personnages, il ne les montre pas non plus pires qu'elles ne le sont. Le cinéaste nous montre les esquisses d’un cinéma « humain » dans lequel transparaissent tous les sentiments par le corps. La douleur, les craintes et les attentes sont vécues de manières tellement intenses par Berit que le spectateur souffre avec ce personnage. Le spectateur, outre la banale histoire d’amour entre les deux protagonistes, ressent le mal être d’une société arriéré sur le plan des mentalités et notamment celles concernant l’émancipation de la femme et les liberté de celle-ci qui sont sans cesse étouffées par le monde entourant le personnage de Berit qui incarne cette femme-là et qui se bat pour enfin vivre mais qui subissant les mutismes de la société verra naître en elle le spleen d’une vie soumise et à une faible estime d’elle-même Berit est ainsi une femme moderne, criant sa soif de liberté, sa volonté de jouissance mais que la société veut mettre sous sa coupe, là est la véritable histoire du film que nous propose Bergman.