Les vierges suicidaires, entre présence et absence.

Quelle n'a pas été la claque cinématographique que je me suis prise à la fin du visionnage de ce film tant il laisse derrière lui la trace d'une perfection esthétique à tous les points de vue. Au-delà de l'histoire à laquelle je suis particulièrement sensible, il n'en reste pas moins une évidence visuelle et symbolique que la littéraire que je suis ne peut éluder [attentions spoilers].
**The Virgin Suicides**, c'est l'histoire de cinq sœurs dans la fleur de l'âge, qui n'ont d'autres aspirations que d'être libres. Libres d'aimer et d'être aimées. Or, nous savons dès le début que leur présence n'est qu'une absence, un souvenir à la fois saisissable et insaisissable, à l'image de la photographie du film, lumineuse et évanescente mais aussi terne et étrange, comme un vague cliché vermeerien en couleur sépia. Cette *présence-absence*, c'est tout le merveilleux paradoxe que constitue ce chef d'oeuvre, marque-page de la poésie de Lamartine dans ses ***Méditations poétiques***. En effet, le poète tentait déjà à l'époque de saisir cet entre-deux symbolique, et Sofia Coppola, avec ce film, consciemment ou non, s'en fait un lointain écho. Un paradoxe d'autant plus tenu de bout en bout par la narration d'un porte-voix masculin, représentant du groupe de garçons, à la fois fascinés et méditant sur ces adolescentes. Ainsi, l'euphémisme entretenu par l'absence ne fait que nous rendre plus présentes sous nos yeux ces jeunes filles dont les rêves, aussi irréalisables, sont eux-mêmes représentés par des images, comme les tableaux accrochés dans la demeure des Lisbon ou les pochettes d'album de Lux. Tout est à la fois factice et épuré, tel le blanc immaculé de l'intérieur de la maison, symbole d'une société puritaine conservatrice, qui finit par étouffer ses individus, comme la mère Lisbon, en brûlant les disques, seuls restes d'un désir vain de liberté. Je n'ai alors pu m'empêcher de penser à la pièce de théâtre espagnole ***La Casa de Bernarda Alba*** écrite par Federico García Lorca, dont le sujet, semblable, repose sur la même symbolique (le deuil, partout présent, entre autres). Des images d'un ailleurs rêvé qui ne font qu'un peu plus nous rappeler l'impossibilité de l'atteindre, pour ces cinq jeunes sœurs, enfermées au sein du foyer familial (aussi). Un cruel reflet de notre société, passée mais également contemporaine, qui nous renvoie irrémédiablement à l'échec. Et c'est ce qui constitue tout le tragique de cette œuvre, alimenté de plus par le cliché habilement et cruellement utilisé de la belle jeune vierge innocente, blonde et toute vêtue de blanc, en mouvance ralentie du filtre jaune. Et, pourtant, ce cliché, repris dans le titre du film, est rapidement déconstruit par l'histoire qui ne fait que nous offrir la plus belle leçon de vie au cinéma: la femme comme l'homme n'aspire qu'aux mêmes désirs, elle n'a pas à être parfaite et est tout autant humaine de se tromper, de recommencer et tout simplement de vivre, loin d'une prétendue protection parentale et religieuse qui oppresse sa flamme. Une flamme rebelle et désirante incarnée avec talent par Kirsten Dunst, interprète de Lux Lisbon, la sœur qui se fait la plus avide de liberté. De fait, les *vierges* deviennent *suicidaires*, une aporie religieuse taboue et ironique, voire cynique, qui expose un peu plus le malaise sociétal du film mais aussi de notre monde. Enfin, la musique, comme le visuel, se fait tout aussi légère et pesante, comme la réminiscence d'une tragédie, rythmée par le groupe français Air. Car il s'agit bien d'une tragédie grecque, d'un destin, en dépit du ton léger qui flotte dans l'air tout au long du film. Cécilia devait se défenestrer du haut de sa chambre sur cette grille, Trip Fontaine devait abandonner Lux sur ce terrain de foot, l'arbre devenu sacré devait être abattu, car tout était annoncé dès le début. En effet, le premier plan sur l'annonce de l'abattage des arbres du quartier, le suicide raté de l'adolescent voisin aux Lisbon et le caractère inévitablement coureur et dragueur de Trip. On soulignera au passage le point de non-retour que constitue la destruction symbolique de l'arbre, seule empreinte de Cécilia dans la nature. Enfin, comme constitutif d'un épilogue dans cette intrigue tragique, la scène *post-mortem*, prétendue fête pourtant ornée d'un vert brun jaunâtre et de masques à gaz, comme marques révélatrices d'une hypocrisie sociale asphyxiante et étouffante qui ne fait que mieux cacher les visages et le poids social du puritanisme. En somme, de petits drames en apparence légers qui ne font que révéler la gravité et la Beauté authentique de ce film, témoin brut d'une réalité adolescente. Témoin, comme cette bande de garçons, impuissants. Témoin, comme nous, spectateurs. Mais il s'agit aussi et surtout, à travers ce film, de nous ramener à un savoir-faire artistique, mené avec brio par la réalisatrice, qui ne fait que confirmer son talent dès son premier film. Quant à moi, il va me falloir du temps pour me remettre de ce film puissant, à l'évidence parmi les premiers de mes films préférés.

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le 8 sept. 2019

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Okeanicor

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