Qu'il est parfois beau d'ignorer quelque chose de grand, et qu'il est triste parfois de la connaître ; d'éprouver tant de souffrance devant l'usage des mots parfois bien incapables d'exprimer, de transmettre un vécu émotionnel... A l'heure où j'écris ces lignes je viens de voir à nouveau les Voix Spirituelles d'Alexander Sokourov, un de ces quelques moments précieux du Grand Septième qui - tout simplement - dépasse le cinéma.
Un film éternel, car en dehors du temps. Un film calme, qui prend son temps. Un film trouble, complexe et solitaire qui le transforme... Un Art du temps, sous toutes ses formes : des origines, des éléments, des hommes et des humeurs. Temps des blessures, du retour au foyer ou de l'exil, de l'activité naturelle et du mouvement fraternel. Temps du tempo, temps des fissures et temps du Loup. Et de l'Homme.
Les Voix Spirituelles sont pratiquement inénarrables, et ce sont leurs vertus : un morceau de temps composé puis composite, pourtant entier d'un bout à l'autre. Plusieurs heures de pure contemplation, florilège d'images et de sons qui se ruminent, s'infusent, se diluent dans la pupille et caressent le tympan. Cinq tableaux concrètement séparés par Alexander Sokourov, témoignage discret mais solide de la charpente esthétique de son Arche enrobée de textures illimitées, de nappes aériennes démultipliées et d'une étrange, d'une indescriptible solennité.
Il y a d'abord ce plan originel qui semble ne jamais s'arrêter, invitant noblement à l'écoute des grands musiciens de la Musique : là un génie éthéré, ici un conquérant pulsatif avec au centre un instrument en accord avec lui-même. Trois moments distincts de cordes frottées et de piano seul, choeur dense en osmose avec un paysage ouvertement fixe mais aux richesses instables et pittoresques : sapins sépias et beiges neiges protégées par les anges du dessus, tableau qui se fermente... Tableau qui se tourmente. Parfois une éclaircie laisse entrevoir Beethoven, un instant Mozart marche égaré dans les taillis. Ce premier plan est le plan de l'Éternité, que les aiguilles d'horloges ne pourront programmer...
On continue de se perdre dans ce long et beau voyage. L'imaginaire, au fil des instants indénombrables de ces Voix Spirituelles, se développe à son rythme. Et alors devant ce vaste tableau de soldats, d'accolades, de régiments, de fusils et de gamelles mais aussi de chemins escarpés, de broussailles, de moucherons puis de nuages caractériels l'ennui devient une illusion : impossible, absurde même, de détourner le regard de la Magie du spectacle. Simplement parce que Sokourov redonne confiance et foi au potentiel méditatif du commun des mortels : parce qu'il croit en l'Art, sans doutes.
Les Voix Spirituelles seront propres à chacun. Ni simple long métrage, ni simple film poétique ni même simplement chef d'oeuvre elles constituent entre elles quelque chose de l'ordre du sublime, du recueillement puis du changement. Un véritable don artistique à vivre au moins une fois dans sa vie. C'est Beau, tout simplement.