Si le nom de Grigori Alexandrov est peu connu en France de nos jours, il fut très populaire dans l’URSS de l’ère stalinienne. Assistant réalisateur de Sergueï Eisenstein sur Le Cuirassée Potemkine, Octobre et La Ligne Générale, il va créer un domaine complètement oublié de nos jours, la comédie musicale soviétique. Passer des expérimentations d’Eisenstein à des films de divertissement pourrait ressembler à un surprenant grand écart, mais il faut se souvenir que, dès la fin des années 20, Staline avait ouvertement condamné le cinéma d’avant-garde et que, pour les cinéastes d’alors, il fallait se convertir aux nouvelles exigences du dirigeant.
Les films d’Alexandrov, dans lesquels il dirigera sa femme, la chanteuse et chorégraphe Lioubov Orlova, connaîtront un grand succès dans les années 30 et 40, et le cinéaste recevra de prestigieux prix (Ordre de Lénine, Prix Staline, Héros du Travail Socialiste et la récompense suprême, Artiste du peuple de l’URSS).
Volga Volga se présente d’emblée comme un divertissement comique lorgnant parfois du côté de la farce. Le cadre ne cherche pas à être réaliste : nous sommes dans une URSS rêvée, parfois stéréotypée. La ruralité est présentée, au début du film, à l’aide d’une suite de lieux communs : les amoureux qui s’embrassent sur une meule de foin, la jeune femme qui a une couronne de fleurs dans les cheveux… Si l’on en croit le film, la vie dans les campagnes russes bordant la Volga est douce, paisible et sereine. Nous sommes dans un monde d’entraide et de générosité. On travaille peu, certains personnages font tranquillement leur sieste à l’ombre, et quand surgit un problème (la rupture du câble de la barge qui permet de traverser le fleuve), cela ne suffit pas à assombrir l’ambiance ; les dangers potentiels n’ont jamais de conséquences graves. Il est difficile, en voyant cela, de se rendre compte que le film est contemporain des grandes purges staliniennes…
Dans ce cadre bucolique, les personnages sont eux-mêmes stéréotypés. D’ailleurs, la majeure partie d’entre eux n’a même pas de nom : ils sont désignés par leur fonction, leur métier. Au-dessus de toute cette communauté décrite dans le film trône le Camarade Byvalov, exemple du dirigeant local ambitieux espérant être reconnu à sa juste valeur par Moscou, où il compte finir sa carrière. Byvalov est un personnage qui relève directement de la farce : le grincheux ridicule, obligé de reconnaître, à la fin, qu’il s’était trompé sur toute la ligne. Il est particulièrement drôle de le voir poursuivi à travers tout le village par des musiciens qui veulent lui prouver qu’ils ont du talent.
Cet aspect farcesque est encore renforcé par le jeu volontiers exagéré des acteurs.
Face à ce personnage de grincheux, il fallait obligatoirement un autre stéréotype de la comédie, la jeune innocente. Ce sera Dounia Petrova, jeune femme chargée de transporter les télégrammes, mais dont la véritable vocation est musicale. Le film suivra le parcours nécessaire qu’elle devra emprunter pour que son talent soit reconnu. Comme dans toute comédie de ce style, l'organisation du scénario n’offre aucune véritable surprise, tout le monde s’attend à cette reconnaissance finale dûment méritée.
Les procédés comiques eux-mêmes sont dignes de la farce : quiproquos, hasards malencontreux, maladresses… Et aussi un peu d’ironie gentiment moqueuse envers ces directeurs de ceci ou de cela, qui ne connaissent pas grand-chose à ce qu’ils sont censés diriger.
Volga Volga est une comédie, certes, mais une comédie musicale. Ici, la musique s’inscrit dans le film au point d’en être le thème principal : l’action tourne autour d’un concours musical, les personnages se caractérisent par leur musique et s’opposent au sujet de la musique, tout le monde se révèle musicien ou chanteur (sauf Byvalov, qui a le don de perdre sa voix au moment où il devrait l’utiliser). Les chansons ne sont donc pas seulement des pauses divertissantes dans le film, elles en constituent le ciment. La preuve en est donnée par la dernière partie du film, qui tourne autour d’une chanson écrite pendant le voyage et dont les partitions ont été dispersées par les vents.
Les chansons sont intégrées logiquement dans les scènes du film ; les personnages, censés faire leur preuve dans le domaine musical, sont logiquement amenés à chanter.
La musique définit aussi les personnages et leurs positions respectives. Ainsi, la dispute du couple se fait autour de la musique, l’homme préférant la musique classique et la jeune femme, Dounia, se tournant plutôt vers le domaine de la musique populaire traditionnelle. Cet affrontement est lourd de sens : c’est d’un côté une musique savante d’origine étrangère (majoritairement allemande : Beethoven, Wagner) et, de l’autre, une musique populaire typiquement russe. Cette opposition va structurer une bonne partie du film, découpant l’action en deux lieux différents (chaque “musique” sur son propre bateau) avant que, logiquement, tout le monde s’unit sous la bannière de la musique populaire (cette réconciliation musicale se déroulant en même temps que la réconciliation amoureuse).
La légende prétend que Volga Volga était le film préféré de Staline. En tout cas, le film d’Alexandrov diffuse une image joyeuse et légère de la vie en URSS, bien loin de la réalité. Ici, on a un film léger, faisant subtilement l’apologie d’un mode de vie typiquement russe sans oublier, discrètement, de se moquer des dirigeants provinciaux. Nous sommes bien ici dans une idéologie stalinienne qui centralise le pouvoir dans la capitale, d’où l’importance que prend Moscou dans la dernière partie du film : Moscou est perçu comme l’aboutissement épanouissant d’une carrière bureaucratique, elle est montrée aussi dans toute sa beauté comme une ville en mouvement, un sommet du progrès, avec ce Canal de Moscou qui venait juste d’être inauguré (et qui faisait partie du monumental projet du Système des Cinq-Mers).
Cela n’empêche pas Volga Volga d’être un très bon film, rythmé, franchement drôle. Certes, il ne faut pas attendre des chorégraphies grandioses comme celles composées par Busby Berkeley au même moment aux Etats-Unis, mais l’ensemble exhale une fraîcheur et une innocence particulièrement bienvenues. Un film à découvrir.
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