"Allô, Lambert Wilson ? Allô, Pierre Arditi ?"
Dès les premières images de son nouveau film, et même dès l'annonce du titre, Alain Resnais prévient les spectateurs de Vous n'avez encore rien vu qu'ils sont là pour tenter une expérience, pour jouer à un jeu. Comme dans le dyptique Smoking/No Smoking, les règles sont vite exposées, pour nous permettre de voir les comédiens évoluer, s'amuser, "jouer", dans le cadre de ces règles - pour la délectation de certains cinéphiles et amoureux de Resnais, ou pour l'ennui ou l'irritation des autres spectateurs, moins férus de son univers.
Ici, le jeu est alambiqué : les comédiens jouent leurs propres personnages, réunis autour d'un personnage imaginaire décédé (Antoine, joué par Denis Podalydès), qu'on peut s'amuser à voir comme un double du réalisateur, si l'on veut en faire un film testament. Ces comédiens joués par eux-mêmes vont également jouer les personnages d'Eurydice de Jean Anouilh, tour à tour (Sabine Azéma et Anne Consigny interprètent deux Eurydice, Pierre Arditi et Lambert Wilson deux Orphée, etc.). En face d'eux, un écran dans lequel de tous jeunes comédiens jouent leur nouvelle version, modernisée, de la pièce. Dans Smoking/No Smoking, deux seuls comédiens incarnaient une palette de personnages ; ici, chaque acteur vient proposer une version du même personnage, un ton, une voix, parfois de manière monocordiale (Anne Consigny en Eurydice désespérée et perdue ; Mathieu Amalric en faucheuse maladive), parfois plus subtilement (Lambert Wilson au firmament, tantôt bouleversé, tantôt séducteur amusé ; Michel Piccoli, vieux père attachant ou égoïste lamentable). Qu'importe, puisque nous savons que nous regardons des comédiens. La magie va-t-elle prendre ? Oublierons-nous, malgré toute l'artificialité, des décors, du ton théâtral de certaines scènes, de la mise en abyme... que nous ne sommes que devant de la fiction ?
La réponse est oui, car au bout d'1h30 de film, alors que nous sommes plongés dans la tragédie, Resnais fait rallumer la lumière et vient sonner la fin de la récréation, provoquant l'incertitude et le malaise du spectateur, face à ce revirement du scénario. Comme dans Les Herbes folles et dans Coeurs, ses dernières oeuvres en date, l'intrigue est laissée en suspens ou malmenée, minimisée ; bref, "ce n'était qu'un jeu". Au décor artificiel succède un décor réel, une forêt, et l'on assiste au brutal suicide du metteur en scène, à sa deuxième "vraie" mort. Car au-delà du jeu, et de l'intrigue amoureuse, le sujet principal est bien celui de la mort, dans ce film funèbre aux couleurs sombres et aux lumières diffuses. Ces personnages-fantômes rejouent, revivent, le temps d'une mise en scène, dans un lieu hors du temps et de l'espace. Le cinéma est ici machine à éternité : on rejoue, on redit les répliques plusieurs fois, on reprend un rôle et on le ressuscite. Les corps n'ont pas d'ancrage et peuvent flotter, se déplacer sans suivre la logique des raccords. Comme le dit Resnais lui-même : "Le cinéma est un cimetière vivant. Les vedettes des films des années 1920, 1930, 1940 continuent de nous hanter depuis le fond de leur tombe."[1] D'où le choix, peut-être, d'un casting de "stars", probablement éternelles (l'increvable Michel Piccoli, qui s'étonnait, dans Holy motors, d'avoir un jour imaginé qu'il allait mourir...).
Le mythe d'Orphée, c'est la puissance de l'amour face à la mort. Le film de Resnais, c'est la puissance du jeu, du théâtre, du cinéma et de l'art, face à la mort. Vous n'avez encore rien vu est donc une double réflexion sur la force de l'amour (par le biais de la pièce d'Anouilh), et de l'art (par ce qu'en fait Resnais, en l'adjoignant à la pièce Cher Antoine), face à la mort et au temps qui passe. Le temps d'un amour fou, on peut oublier la mort, la vacuité. Le temps d'un film, on peut y croire, oublier qu'il y a le mot "fin". Mais... "c'est difficile", comme dit Eurydice dans son sommeil. Comme Orphée qui hésite à croire en cet amour, le spectateur navigue entre croyance et incroyance tout au long de la représentation. Quand le jeu est terminé, le film se termine, sur des funérailles. Le cinéma, comme la vie, est un jeu pour Resnais, que l'on s'amuse à croire en ayant conscience de sa fin certaine.
[1] Entretien avec Isabelle Regnier paru dans Le Monde le 25/09/2012
Ma critique provient de mon blog : http://cimulit.canalblog.com/archives/2012/09/27/25200968.html