La mère vient voir son fils en prison. « Tu peux me dire enfin pourquoi tu as fais ça ? » lui demande-t-elle, dans l'espoir de comprendre les raisons de son crime. Silence du fils. « Au début, je pensais que je savais... mais maintenant, je ne sais plus... » We need to talk about Kevin, c'est l'histoire d'un garçon possédé par le Mal, d'un fils qui décide de déclarer la guerre à sa mère jusqu'à son anéantissement. Le conflit, que l'on suit à travers le regard de la mère (Tilda Swinton), est une véritable tragédie familiale, un concentré de tension où l'abject rivalise avec l'horreur. Le fils Kevin, incarné avec brio par les épatants Jasper Newell et Ezra Miller, est un agent de destruction d'autant plus terrifiant qu'on ne saisit à aucun moment ses motivations malsaines, l'incarnation d'une ingratitude et d'une méchanceté absolues, insaisissables. Emmerdeur éhonté au sens propre comme au sens figuré, le personnage de Kevin est un cauchemar ambulant, une figure juvénile pétrie de perversion et de cruauté. Montant progressivement ses parents l'un contre l'autre, il détruit systématiquement tout ce que son entourage cherche à construire (profanation du bureau de sa mère, agression de sa sœur...), gueule d'ange sournoise s'érigeant peu à peu en némésis.

La grande force narrative du film de Lynne Ramsay repose sur l'horreur émanant des actes de Kevin, à ceci près que cette horreur n'est jamais directement montrée. Tout se joue dans la maîtrise d'un pouvoir de suggestion permanent, effroyablement efficace. Adoptant le point de vue de la mère, la cinéaste provoque chez son spectateur une sensation viscérale de dégoût et de stupeur, à travers l'emploi habile du hors champ, de l'ellipse et du décadrage. Les agissements mêmes de Kevin sont frappés par une sorte de point aveugle. Grâce à un montage brouillant la temporalité de l'intrigue, Lynne Ramsay ne révèle que les résultats, les conséquences des méfaits de son petit monstre, pour infuser dans l'esprit de la mère un sentiment d'impuissance totale et plonger son spectateur dans le désarroi.

L'aura mortifère de Kevin confère à l'espace du film une atmosphère infernale, tachée de sang, à la lisière du fantastique, de l'hallucinante séquence inaugurale de la « tomatina » (rassemblement festif où des centaines de personnes se vautrent dans de la tomate) à la maison de souillée de peinture rouge que la mère entreprend de nettoyer. Le personnage écorché de Tilda Swinton tente de se reconstruire après le crime ultime commis par son fils, mais l'on sait d'avance qu'elle ne trouvera pas le repos avant d'avoir découvert le chaînon manquant du drame, à savoir la motivation de Kevin. Quand elle lui demande, désespérée « Quel est est l'intérêt ? », il lui répond sur un ton nonchalant : « Il n'y a aucun intérêt : c'est ça, l'intérêt... » Kevin nous dévoile ainsi au détour de sa réplique le moteur du film, qui consiste en une gratuité totale. Une gratuité totalement désemparante, dans la mesure où elle détruit instantanément tout repère moral. Kevin incarne un agent du chaos qu'on pourrait bien rêver comme l'alter ego juvénile du Joker de Nolan (« Certains ne rêvent que de voir le monde brûler. ») Tout l'intérêt dramatique du film de Ramsay repose sur l'espoir de percer le mystère de cet enfant diabolique, source d'un suspense glacé et d'une frustration permanente que l'on éprouve en s'identifiant à la mère. Métaphore extrême et radicale de la condition maternelle, tragédie familiale horrifique ou portrait symbolique du malaise de la jeunesse actuelle, We need to talk about Kevin n'en finit pas de multiplier les strates de lecture et d'interprétation. Et Lynne Ramsay de confirmer la puissance créative, à la fois subtile et viscérale, du cinéma britannique.

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le 29 sept. 2011

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