C’est juste l’histoire d’une femme qui perd sa chienne, et c’est pourtant le film le plus pesant au monde. Le registre ultra-minimaliste n’y est pas pour rien, avec des décors sobres (les quartiers excentrés de Portland, quasiment vidés de toute population), une photographie terne, une absence de musique extra-diégétique (la seule qu’on entend est celle diffusée par les haut-parleurs du supermarché, d’une incongrue tristesse), et surtout une économie de mots et d’action : tout passe en effet par les regards et les petits gestes de sympathie et d’entraide, quand les paroles sont souvent vectrices d’humiliation (l’adolescent qui s’étonne de voir une femme dormir dans sa voiture, l’employé du supermarché qui se lance dans un grand discours sur la méritocratie, le garagiste qui passe plus de temps à parler à son téléphone qu’à écouter sa cliente au bureau, le vagabond qui déverse sa misanthropie sur une Wendy terrifiée, etc.). Il est ainsi notable que la meilleure amie de Wendy soit une créature à qui « il ne manque que la parole », et que le principal allié qu’elle trouve dans la rue soit ce vigile si taciturne, avec qui elle ne partage que de brefs échanges.
Mais ce qui fait la beauté et l’insondable tristesse de Wendy & Lucy est surtout la façon dont est représentée la pauvreté, une sorte de fatalité admise par tous mais dont on ne parle jamais vraiment : dans cet Oregon en crise (le film est sorti à la suite du krach des subprimes), il semble normal de répertorier chacune de ses dépenses dans un carnet, de trouver tous les arrangements possibles pour payer moins cher, de ramasser des canettes vides parmi les détritus pour récupérer l’argent des consignes… Jamais Wendy ne se décrit comme pauvre, ni personne d’autre d’ailleurs ; les seuls dialogues explicites quant à la précarité de la vie sont ceux qui font référence à la difficulté de trouver et garder un emploi, et lorsque travail il y a il ne s’agit bien sûr que de petits boulots. Quand un des personnages offre à Wendy de l’argent en la priant de l’accepter sans faire d’histoire, la manière dont il le formule laisse penser qu’il lui fait présent d’une somme relativement importante ; or elle est en vérité parfaitement dérisoire, et pourtant on sent bien que, du point de vue de celui qui donne comme de celui de celle qui reçoit, ces six ou sept dollars sont loin d’être insignifiants.
Et c’est finalement très beau de voir une œuvre en apparence tout droit sortie du creuset Sundance mais qui échappe à tous les penchants et facilités qu’on associe volontiers au genre, de l’optimisme inébranlable malgré les déconvenues de la vie au folklore charmant des petites gens (les « vraies » gens) en passant par le misérabilisme moralisateur. À peu près contemporain d’Into the Wild, Wendy & Lucy se présente presque comme son antithèse, reléguant le mythe du clochard céleste à un fantasme bourgeois-bohème, remplaçant les rencontres immanquablement enrichissantes par de brèves entrevues matérialistes et les aspirations poétiques par les gestes concrets du quotidien, substituant même à l’aventure dans les grands espaces (que le début semble promettre) de laborieux allers-retours en pleine ville : ici rien n’est délibérément charmant, et s’il est possible d’être touché par les quelques élans de solidarité ils ne sont pas le signe d’une humanité unie dans la douleur en laquelle on pourrait déceler un espoir pour l’avenir, et c’est ainsi que le film reste résolument sombre. Sombre et triste, mais pas misérabiliste pour autant, car jamais la vie dans la rue n’est filmée avec complaisance ; au contraire, la dignité de Wendy n’est à aucun moment questionnée, ni sa capacité à prendre des décisions. Bloquée sur un parking alors qu’elle s’apprêtait à effectuer la suite de son grand voyage, c’est elle qui décide de rester malgré tout, quand bien même elle aurait pu sacrifier l’amour qu’elle éprouve pour sa chienne à ses perspectives d’emploi en Alaska.
Et jusqu’à la fin elle reste maîtresse de ses décisions, jamais assujettie à la passivité : le choix ultime de partir sans Lucy n’est pas une option par défaut, mais le constat que poursuivre la route avec elle serait peut-être égoïste dans le sens où la jeune femme ne peut plus subvenir à leurs besoins communs. Wendy & Lucy est donc le récit de l’acceptation d’une situation : en dépit de l’amour qui perdure – ou plutôt parce que cet amour existe – une vie séparée est préférable à une vie à deux. C’est terriblement douloureux, car c’est une vision désabusée qui donne presque raison à cet employé de supermarché si arrogant – presque parce que sa philosophie à lui est dénuée de toute conception de l’amour, or une union, quelle qu’elle soit, n’est pas froidement gouvernée par des prédispositions financières mais est le fruit d’une rencontre aléatoire –, et l’on se demande forcément si Wendy a fait le bon choix, s’il n’aurait mieux pas valu se battre à deux dans la précarité, si là n’aurait pas été le véritable symbole d’un grand amour. Mais d’un autre côté l’espoir demeure, et quand la jeune femme assure à Lucy qu’elle viendra la récupérer dès qu’elle aura amassé assez d’argent on sent que ce n’est pas une promesse en l’air : même si elle n’est pas sûre d’être en mesure de l’accomplir – la difficulté réside évidemment dans l’acte de trouver de l’argent, quand tout ce qui a précédé n’a fait que montrer à quel point cette tâche est ardue –, elle y croit vraiment, et elle peut au moins s’engager dans l’avenir chagrinée mais rassérénée quant à la destinée de sa chienne. Ce n’est évidemment pas une conclusion très joyeuse, et elle est d’autant plus démoralisante à titre personnel que je n’avais sans doute pas autant prié pour une fin heureuse depuis Certaines femmes, mais c’est ce qui rend le cinéma de Kelly Reichardt si précieux à mes yeux, cette façon de faire de l’écran une fenêtre ouverte sur le cœur de ses personnages jusqu’à ce que toutes leurs aspirations et désillusions deviennent miennes, quelques dizaines de minutes durant.