La comédie musicale est paradoxalement un cadre d’une assez grande rigidité dans le système hollywoodien : la virtuosité formelle, la maîtrise chorégraphique, les palettes chromatiques, et l’hymne à la joie lui-même s’épanouissent sous l’égide de règles quasi immuables, en héritage direct de celles qui firent la comédie depuis l’antiquité : sujets légers, primat accordé à l’amour et dénouement heureux. L’usine à rêve divertit comme rarement elle l’a fait, et exhibe à la face du monde son talent dans une tourbillon mélodique.


En 1961, Hollywood n’est pas au meilleur de sa forme. La concurrence de la télévision déstabilise son modèle, et la comédie musicale semble le reflet d’un âge d’or révolu.
Déboule Robbins, qui, sous l’impulsion de son amant Montgomery Clift lui demandant de l’aide pour dépoussiérer sa future interprétation de Roméo sur scène, va transposer le drame de Shakespeare dans le New York contemporain.
L’alliance avec Bernstein sera fructueuse : le compositeur livre une partition éclectique, à la fois opératique et contemporaine, symphonique et spontanée, agrémenté d’un livret sur lequel plusieurs paroliers bataillent, aboutissant à quelques numéros de haute volée, combinant jeux de mots, très acides et rythmique effrénée.


Le spectacle est créé en 1957, repéré par les producteurs d’Hollywood qui adjoignent à Robbins Robert Wise, caution de maitrise pour le nouveau venu dans le monde du septième art.


En caricaturant, on pourrait considérer cette coréalisation comme l’explication du caractère bicéphale du film, même si l’on sait que les deux réalisateurs ont autant collaboré à son classicisme qu’à sa modernité.
West Side Story est, sur bien des points, un film à l’ancienne : prologue, intermission, morceaux de bravoure et romance sucrée empèsent par instants un film très long, dont le duo principal ne parvient pas à vraiment briser le verni trop rutilant d’un amour bien plus émouvant et éclatant chez Shakespeare. Quelques artifices de mise en scène (la mise au point sur les deux seuls personnages lors du coup de foudre, les fondus enchaînés) accentuent ce sentiment de boire un sirop à l’ancienne, et l’on en arrive à vivement souhaiter un coup de balais sur certaines séquences.


Mais il est en réalité déjà présent, dans tous les thèmes qui entourent les amants maudits : par le regard sans concession qu’on pose sur la jeunesse (qui, au terme d’un numéro mémorable où elle mime les auditions face au système, conclut par un Krup you à l’officier du même nom qui a tout d’une contestation plutôt novatrice), sur l’intégration des immigrés (America, formidable jeu de ping-pong chorégraphique et verbal) ou sur le racisme et la violence policière. A l’inverse du drame de Shakespeare, West Side Story est un monde dénué d’adultes : seul le pauvre Doc, rapidement relégué à l’arrière-plan et chassé de son propre fief, peut faire figure de vieux sage. Les flics sont impuissants et ne pensent qu’à leur avancement, un vieillard sur des affiches électorales que personne ne regarde en dit long sur le rapport de la jeunesse à l’autorité. Le simulacre de mariage entre Tony et Maria est lui aussi symptomatique, face à des parents réduits à l’état de mannequins sans tête.


La modernité est partout : dans ce regard lucide, voire cynique sur une société en roue libre, et dans laquelle chacun se renvoie la balle. “When do you kids stop? You make this world lousy!” assène Doc, avant qu’Action ne lui réplique : “We didn't make it, Doc. ”. On retrouve aussi, à l’écart du couple des protagonistes, un peu trop propre sur lui, son double portoricain et fortement sexué, Bernardo et surtout Anita, bombe sexuelle parlant explicitement de ses désirs et revendiquant une nouvelle place pour la femme.


Mais surtout, le film renouvelle considérablement la danse. En osmose avec cette partition bigarrée et moderne, les mouvements jouent sur les ruptures et déploient un très large éventail, du burlesque ludique (le prologue, le bal) à la violence la plus frontale (Cool, les combats, la tentative de viol).
Le prologue, à ce titre, est un modèle du genre. L’alliance entre l’image, l’action, la musique et la danse se fait sur une dynamique progressive absolument virtuose. C’est, d’abord, un écho, (les sifflements, les légères incursions des percussions), puis l’arrivée plus massive des cuivres. La danse reprend cette arrivée par à-coups délicats : elle irrigue les mouvements des bandes rivales (par les claquements de doigts, le ballon, le fruit), déstabilise un moment l’avancée du gang lorsqu’un des membres tend les bras, effectue un pas de côté avant d’être rejoint par les autres.
A la fin de ce prologue, seule partie du film tournée in situ, et gage d’une authenticité salutaire au film, la chorégraphie s’est imposée. Elle pourra exprimer la beauté, la violence, le jeu, la lutte et l’effroi, le sexe et la mort.


Cette alliance inédite de la noirceur et de la grâce fait toute la saveur singulière de West Side Story, un film à mi-parcours de l’histoire hollywoodienne : traitant des questions universelles, respectant les codes d’un genre qui s’essouffle, mais regardant dans un même mouvement les plaies béantes de son actualité sociale. Sans le savoir, le film tend une passerelle vers ce que sera, six ans plus tard, le Nouvel Hollywood.


(7.5/10)


Présentation détaillée et analyse en vidéo lors du Ciné-Club :


https://youtu.be/xbKefsOo0yU

Sergent_Pepper

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