Travail, infamie, batterie
Pour se laisser pleinement aller à la jubilation de Whiplash, il faut d’emblée lever une ambiguïté de taille : ce n’est pas un film sur la musique. Le mélomane qui ira chercher une exploration des subtilités de l’interprétation et de la symbiose au sein d’un jazz band en sera pour ses frais.
Whiplash doit être vu comme un film sur le sport qui aurait cette qualité ultime de ne pas traiter du sport ; comme un film de guerre dont la finalité, panache suprême, ne serait pas la victoire sur l’adversaire, mais sur soi-même pour un dévouement à la performance artistique.
A partir de là, on est prêt à tout accepter. La gestion du groupe par un instructeur dont les saillies cherchent clairement à rivaliser avec celles du Sergent Hartman dans Full Metal Jacket, les obstacles de plus en plus grandiloquents sur la voie de l’aspirant (course poursuite, épuisement, accident de voiture, sang sur les caisses), voire les incohérences (dont la stratégie finale du boss visant à humilier publiquement son poulain – et tout son groupe avec). Là n’est –presque – plus la question.
De la même façon qu’un Raging Bull nous immergeait au point de rendre palpables les uppercuts, Whiplash vise à traduire visuellement la performance du batteur. Celui dont la mission est de donner la pulsation au groupe devient ici le centre de toutes les attentions. Les séquences réellement musicales, où l’ensemble joue, ont tout du clip de luxe : gros plans sur les instruments, montage léché, travelling en symbiose avec les cuivres, etc. Mais loin d’être à blâmer, cette esthétique fonctionne car elle décrypte la quête du chef, celui d’une perfection sonore et collective. Pour ce faire, c’est le making-of qui va devenir le réel sujet du film : comment on obtient le meilleur, et par quel moyen.
La grande réussite de Whiplash réside dans cette alchimie et la construction extrêmement efficace de ces alternances entre art et performance. En plongeant tête baissée dans la répétition et l’exercice, jusqu’à la nausée, d’une mesure, en étirant jusqu’à l’absurde les exigences du tempo de l’instructeur, Damien Chazelle déconstruit autant la musique qu’il élabore un film à la tension aussi fascinante qu’oppressante. J.K. Simmons, impérial, n’est jamais aussi convaincant que lorsqu’il arrête une mesure pour en disséquer les imperfections. Le folklore qui se greffe sur sa gestion du groupe (séduction/humiliation/manipulation/galvanisation) est certes plaisant dans un scénario qui ne fait jamais de surplace, mais là n’est pas l’essentiel. De la même façon, les outrances sur la performance physique (sueur, sang, dilatation à l’extrême de la durée) sont moins à considérer comme des éléments crédibles qu’une volonté de faire corps avec la vibration, et de répercuter sur l’ouvrier la violence de la percussion.
Il faut donc faire abstraction d’un certain nombre d’éléments pour se laisser pleinement prendre par Whiplash. Mais après tout, c’est bien là le sujet du film : lâcher prise et accepter le renoncement total à un schéma balisé (l’amour, les amis, la santé) pour devenir un être d’exception, c’est-à-dire un monstre. Assez immoral, le dénouement le dit clairement : le retour sur le devant de la scène du jeune meurtri bannit toute dimension morale et va puiser dans sa haine une performance qui n’a plus grand-chose à voir avec la musique, et surtout pas celle d’un ensemble : il joue comme on mitraille et quitte l’art pour une explosion qui n’a rien de la victoire finale sur le ring, mais serait plus à rapprocher du destin de Pyle à la fin de la première partie de Full Metal Jacket. Une jouissive, nihiliste et éclatante hybris, démonstration de force du jeune cinéaste Chazelle dont il nous tarde de voir les prochaines performances.