Il s'appelle Fletcher.
Mais ça, on l'ignore pendant une bonne partie du film (la moitié, facilement). Quand on parle de lui, on dit juste Lui, Il. Pas de nom. Et même, les rares personnes qui oseront prononcer son patronyme le feront avec ce mélange de crainte et de respect qui est réservé aux dieux.
Lors de sa première apparition, on ignore donc son nom. On ignore aussi son statut. Mais d'emblée il déborde de présence et d'autorité. On sent une quasi-divinité, une adoration cristallisée autour de lui. Le boss est dans la place. Sa façon d'entrer dans une salle montre que tout est à lui, les lieux, les instruments, les élèves, les autres profs. Il est sec, sévère, sûr de lui. Il juge en deux secondes, en deux mesures.
Il faut le voir diriger son orchestre d'un infime mouvement de doigt. C'est comme ça que Dieu a dû créer le monde.
On comprend petit à petit sa méthode. L'humiliation, la discrimination et l'arbitraire comme méthodes d'enseignement. L'autorité par la peur. La domination, l'invasion de chaque pensée, de chaque action. Les musiciens deviennent une projection de son ego monstrueux. S'ils ne font pas son exacte volonté, s'ils ne jouent pas exactement comme il le veut, alors ils sont éjectés, humiliés, cassés.
Qu'on ne s'y trompe pas. Whiplash est un film sur la musique comme Mort à Venise serait un guide touristique pour la Sérénissime. Et même si la musique est très présente, même si elle donne son rythme au film, délimite la longueur des plans, détermine le montage, le sujet est ailleurs.
Il y est question d'enseignement, de transmission, d'autorité, de rigueur, de travail...
... et surtout de politique.
De politique, car il est question de pouvoir et de domination.
Avec Fletcher, la musique devient une idéologie totalitaire. Elle seule a le droit d'exister, toute la vie des étudiants doit tourner autour de la musique. Andrew va s'éloigner de sa famille, rejeter la mignonne petite Nicole et se ruiner la santé (physique et mentale) pour pouvoir jouer.
Cela donne des scènes très douloureuses. Lorsque les trois prétendants batteurs se relaient pour atteindre le tempo imposé par Fletcher, au milieu des insultes et des quolibets, comment ne pas souffrir avec eux ?
Car la mise en scène joue beaucoup sur l'empathie. Nous accompagnons constamment Andrew, nous sommes avec lui, et nous compatissons avec lui.
SPOIL
Le final montre bien, plus que jamais, qu'il s'agit ici de politique. Le duel Andrew-Fletcher, c'est une prise de pouvoir.
Ce final m'a cependant paru bien ambigu (ce qui ajoute encore à sa qualité, selon moi).
Il y a ce plan sur le regard de Fletcher. Ce regard qui a l'air réjoui. Et je me suis demandé, en plan duel, alors qu'on reniait son autorité sur scène, comment il pouvait être réjoui.
Est-ce parce qu'il a enfin atteint son objectif, c'est-à-dire avoir "enfanté" un génie ?
Est-ce parce qu'il pense qu'Andrew est en train de devenir comme lui, un futur petit dictateur ? Est-ce qu'il reconnaît un des siens ?
Ou serait-il, en fait, plus humain que ce qu'il paraissait jusque là ?
FIN DE SPOIL
Le film ne cherche pas le réalisme. Le jeu sur les couleurs, les coïncidences malheureuses (le pneu du car et tout ce qui s'ensuit), tout cela montre bien que nous sommes plus dans le domaine d'une sorte de fable.
L'attention portée aux minuscules détails donnent une épaisseur au monde décrit, une certaine profondeur à l'univers vu par Andrew.
Et comment, une fois de plus, ne pas chanter les louanges de J.K. Simmons, absolument époustouflant, terrifiant, débordant de charisme, personnage inoubliable qui, à lui seul, fait que ce film mérite d'être vu.