Ce que réussit fort bien White Material, c’est cette impression de cauchemar flottant qu’incarne une caméra volatile, à l’épaule, constamment en mouvement, dans lequel sont plongés des individus éparpillés dont les liens de parenté ou de travail ne sont jamais explicités, à l’instar des fondements de la révolution africaine. Nous sommes quelque part, dans des mi-chemins qui cristallisent en eux une violence sourde, aussi brûlante et assommante que le climat d’Afrique qui plonge Manuel dans un sommeil profond.
Claire Denis fait le choix esthétique de filmer la révolution par le prisme des corps : ils s’agitent, courent ou quittent la plantation, ils se dévêtent, se déchaussent pour enfiler sandalettes et courir encore, ils grimpent à l’échelle, descendent dans la cuve écraser la récolte, s’activent aux champs. Tout, dans White Material, n’est que corps noirs et blancs oscillant entre vie et mort, simples « matériels » qui révèlent l’absence de considération humaine, éthique, compassionnelle : réussite et subsistance se comptent en billets de banque, il faut payer pour passer une frontière qui n’était pas là avant, payer encore pour obtenir les soins nécessaires, payer toujours pour récupérer de la main-d’œuvre.
Voici une œuvre sur la corruption généralisée, une œuvre elle-même corrompue qui ne cherche nullement à mettre en scène des héros ou des modèles ; ce qu’il y a est à la fois foncièrement inhumain et terriblement humain, l’espace africain mutant ainsi en vaste théâtre cathartique sur lequel s’agitent des corps dans un décor irradié par le soleil. Portée par une Isabelle Huppert magistrale, le long métrage aborde l’Histoire par le biais des sens et propose une expérience hallucinatoire des plus audacieuses, attestant au passage le talent d’une cinéaste qui mériterait davantage de considération aujourd’hui : Claire Denis.