Le Festin de Babel
Il faut commencer par chercher, longuement, à s’astreindre à un esprit de synthèse face au continent Winter Sleep. 3h16 de dialogues, la plupart en intérieurs nuit, ou lactés d’une lumière blafarde...
le 24 août 2014
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Après deux mois intensifs de vie commune avec ma copine, trois jours et trois nuits s'offraient à nous pour respirer tranquillement, chacun de notre côté. Un temps précieux et salvateur pour un couple, permettant à chacun de se recentrer sur soi. Avec ce temps libre, je me suis demandé : devrais-je voir mes amis ? Lire un livre ? Aller boire un café en terrasse ? Reprendre la piscine ?
Oui, bien sûr mais qui voulais-je donc tromper ? Au fond de moi, je savais très bien comment j'allais occuper mes journées : replonger tel un cavalier solitaire, dans mes vieilles habitudes boulimiques de cinéphage insatiable.
Et ce qui devait arriver, arriva.
Installé confortablement sur mon canapé, une bouteille de Coca Zero d'un litre cinq à portée de main et une tablette de chocolat noir qui ne perdait rien pour attendre, je me lançais au galop sur le champ de bataille. Mon épée (mon index) tranchait par centaines ces soldats réservistes (la liste de mes envies), jusqu'à ce que le monstre oublié et tant redouté apparaisse devant moi : Winter Sleep.
Winter Sleep, Palme d'Or de la 67ème édition du Festival de Cannes, est un film turc réalisé par Nuri Bilge Ceylan.
Aydin, un acteur à la retraite, gère un charmant hôtel/Airbnb perché dans les montagnes de l'Anatolie centrale. L'hiver approche, la saison touristique touche à sa fin, et les derniers clients s'en vont. Le film commence lorsque Aydin et Hidayet, son homme à tout faire, sortis en ville, sont surpris par un jet de pierre qui brise la vitre de leur voiture. Le responsable ? Un enfant. Hidayet le poursuit, mais dans sa fuite, l'enfant tombe et se mouille. Il fait froid, et par souci pour sa santé, Les deux hommes décident de le raccompagner chez lui. Cependant, leur geste bienveillant ne reçoit pas l'accueil auquel ils s'attendaient.
Du haut de ses 3h15 (le plus long de la compétition cannoise), Winter Sleep, même si globalement très apprécié par la presse française et internationale, est un film qui en fera fuir plus d'un. Décrit par certains (Chronicart, Le Figaro, Les Cahiers du Cinéma,...) comme un film intelligent et brillant sur le fond mais finalement ennuyeux et platement auteuriste. Winter Sleep a l'air de déranger surtout dans sa durée et son rythme.
Difficile ou ambitieux comme choix pour rédiger ma première critique. N'empêche que c'est Winter Sleep qui me fait franchir le cap. Qui sait ? C'est peut-être son personnage principal, Aydin, qui me décide à le faire, car lui s'y prend bien. Ancien acteur (enfin, comédien, comme il préfère être appelé), il écrit tout en haut de sa montagne, à l'abri des regards, sans réelle qualification sur les sujets qu'il aborde : religion, esthétique, etc., pour un petit journal sans importance.
Pourquoi donc, à mon avis, devriez-vous regarder Winter Sleep?
C'est un film long, certes, mais c'est relatif quand on y pense. Qui n'a encore jamais vu l'une de ces productions qui frisent les trois heures: Le Seigneur des Anneaux, La Ligne Verte, King Kong, Avengers: Endgame, Avatar, Le Parrain ? Alors, relativisons et laissons lui une chance.
Ce film, en plus d'être long, est également lent. Lent, oui, mais d'une lenteur dense et pleine de sens. Loin pour moi du cliché du film d'auteur contemplatif où l'on est l'otage de longues et silencieuses scènes de vie, comme celle d'un type qui monterait des escaliers en temps réel (du même style: Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles, qui, je vous l'avoue, est pour moi un supplice).
Au fil de mes discussions – ou plutôt de mes monologues décousus – avec ceux qui ont eu la malchance de croiser mon chemin après ce visionnage, je réalise, encore tiède de mon expérience, le nombre de détails et d'éléments que je peux partager avec mes interlocuteurs. Leur faire saisir la complexité des personnages et de leurs tempéraments semble sans fin. Il me faudrait autant de temps que le film lui-même pour leur transmettre ne serait-ce qu'un centième de la puissance de chaque discussion.
Naïvement, je réalise que la complexité du récit, malgré la durée du film, repose en partie sur un travail minutieux et précis de synthèse de ce qui nous est montré. Bien que cela soit souvent le cas dans le cinéma, ici c'est particulièrement remarquable. Ces trois heures de film se présentent comme un condensé brillant, offrant ce qui se fait de mieux en matière de cinéma quand il en est de l'étude des personnages humains. Chaque détail résonne en nous, nous rendant presque omniscients, et nous pousse activement à forger notre propre avis, moment après moment, pour chaque individu et chaque interaction.
Pour illustrer cela, imaginez vous à la veille d'un examen. Vous recevez les notes du premier de la classe, vous épargnant l'ennuyeux tri des détails pertinents noyés dans un océan d'informations superflues accumulées durant dix années d'études. Cette synthèse, si soignée, logique et évidente, vous propulse vers une réussite éclatante de vos études, avec une compréhension totale de la matière et une mise en pratique incontestée de votre savoir-faire.
Et si je vous révélais que ce premier de la classe est Nuri Bilge Ceylan ? Vous n'hésiteriez pas, n'est-ce pas ? Alors foncez, votre bulletin en dépend !
Plus sérieusement, après avoir vu Winter Sleep, il est inévitable que je pense au cinéma de Bergman. Je ne vais pas faire l'affront de comparer leurs styles dans ma première critique, ce serait faire le cuistre. Cependant, cette réflexion est inévitable. En ce qui concerne Bergman, j'ai vu Fanny et Alexandre dans sa version longue (5h12), et il est vrai que ce film est assez exigeant. Alors pourquoi ne pas commencer par Winter Sleep ? Si le style vous plaît, vous pourrez ensuite explorer Bergman. Pour démarrer sa filmographie, on pourrait commencer par un film comme Les Fraises Sauvages, un road movie de 1h30 qui est plus accessible dans sa forme.
Je conclurai en saluant, non pas vous lecteurs, mais la beauté des dialogues, partie intégrante du film, et qui révèlent tant chez nos personnages. Ils sont justes quand on parle de morale, réalistes quand l'émotion les emportent, révoltants quand on est pris de haut, et on y sent la compassion quand on s'attarde à lire entre les lignes. Sans parler des nombreuses envolées littéraires et philosophiques.
En résumé, des dialogues à la hauteur des montagnes où se niche ce splendide hôtel sculpté dans la roche, qui offrira à vos yeux ébahis le plaisir de visiter un lieu si étrange et à votre esprit la tranquillité d'y passer un moment intime et privilégié. Je vous laisse avec cette bribe de dialogue :
"- Pas évident de monter avec cette boue.
Tu ne veux pas mettre du gravier ?
-Je ne te dis pas de goudronner, le gravier aussi, c'est naturel.
Un lieu comme ça, ça se mérite."
Créée
le 10 août 2024
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