Le Festin de Babel
Il faut commencer par chercher, longuement, à s’astreindre à un esprit de synthèse face au continent Winter Sleep. 3h16 de dialogues, la plupart en intérieurs nuit, ou lactés d’une lumière blafarde...
le 24 août 2014
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Difficile en effet de ne pas penser au film de Kubrick durant le visionnage de Winter sleep, tant les occurrences et les renvois sont légion : un écrivain, en quête d’un ouvrage qui ne commence finalement jamais, s’enfonce toujours plus encore dans l’isolement d’un hôtel perdu au milieu des montagnes (des magnifiques montagnes de Cappadoce) enneigées.
Un homme qui nous semble d’ailleurs, comme Jack Nicholson, hériter et reproduire les dominations, les souffrances et les névroses accumulées au fil des siècles et des générations : violence du mari âgé et argenté envers une épouse esseulée et dépassée, violence du frère artiste et intellectuel envers une sœur dépressive et oisive, violence du patron et du propriétaire procédurier envers une communauté villageoise miséreuse, violence de l’humain envers un animal attaché et épuisé, etc.
Mais, justement parce que le film est bon, très bon, il n’a pas vocation à faire le procès, au travers d’un seul homme, du mâle blanc dominant. Winter sleep n’est pas le film d’une époque, ni d’un projet idéologique. TANT MIEUX. C’est que la violence, la domination et l’égoïsme sont partagés par tous les personnages, sont omniprésents dans le film, comme le seul bien en partage d’individus finalement bien seuls dans cet infini de blanc et de beige.
Car s’il y a bien un leitmotiv au film, c’est l’égoïsme, dans toutes ses manifestations, de la plus simple à la plus dissimulée. L’égoïsme du mari, du frère, du patron, certes. Mais l’égoïsme aussi d’une femme qui, par un transfert paradoxal (car il est ici question du milieu associatif), alimente son projet caritatif de toute sa frustration et sa jalousie et place finalement sa grande œuvre au service de son désir d’exister. Égoïsme d’une sœur, qui, pour ne pas se confronter à ses propres échecs, passe ses journées et ses soirées et démolir l’œuvre littéraire d’un frère au début bien patient et à souligner les erreurs d’un couple qui, à être trop fragile, est finalement ce qui reste à l’issue du film. Égoïsme d’un « raté » qui, quelque part sublime dans la défense de tout ce qui lui reste au monde, son honneur, condamne finalement sa famille à un peu plus de misère encore.
Et cette neige, autre personnage du film : tout en symbolisant l’isolement toujours plus grand des autres personnages, elle vient également, tombant sans cesse à plus gros flocons, amortir la violence des coups portés, à mesure que le film défile, avec plus de force et de colère.
A ne tomber dans aucun sentimentalisme, à éviter les stéréotypes complaisants, à éclairer d’une lumière crue (et le film en est rempli, de cette lumière blafarde) le travail du réalisateur en devient sublime. De par ses qualités esthétiques, son sens de la mise en scène, la beauté absolument somptueuse des décors, la pesanteur des échanges, du silence, la justesse des dialogues, Nuri Bilge Ceylan nous offre une réflexion profondément artistique de la banalité du quotidien. S’il n’a pas la prétention de Kubrick (et c’est tant mieux), il réussit néanmoins, tout comme le réalisateur américain, à esquisser la vie de personnages enfermés dans des rapports humains inégaux et injustes, dont ils souffrent bien plus qu’ils n’en ont la maîtrise.
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