Voilà qui va me faire doublement regretter d’avoir manqué Sunset en salle, cette année. Doublement car je considère déjà Le fils de Saul, premier long de László Nemes comme l’un des films-impossibles les plus importants jamais créés, une sorte de témoignage de fiction sans précédent, qui se pose dans chacun de ses plans la question de la distance et de la représentation, bref un grand film de mise en scène, puissant, digne alors qu’il était infaisable.
Si les enjeux sont légèrement décalés, With a little patience est un court brouillon, huit ans plus tôt, de ce film-somme. Il s’agit en effet de suivre un personnage, en l’occurrence féminin, au moyen d’un plan-séquence scotché à elle, sur son visage ou sa nuque. Autour d’elle tout est flou, ne reste que le son pour un peu apprivoiser son environnement. Jusqu’aux derniers instants où le plan quitte son visage ou sa nuque pour épouser son regard.
Le film s’ouvre exactement comme s’ouvrira plus tard Le fils de Saul : Un plan flou sur une forêt attendant patiemment que le sujet, d’abord lointain, entre puis devienne net, afin d’y rester, de face comme de dos, puisqu’on le suivra dans chacun de ses déplacements. D’abord la femme récupère quelque chose auprès d’un homme. Puis elle marche, dans ce qui ressemble à une entreprise, s’attèle à des tâches administratives qui nous restent relativement obscures puisqu’on ne voit que son visage, en permanence.
Le travail sonore est fou. Le hors-champ très riche. Ainsi il me semble que Nemes répond au moins à ceci : Comment filmer un visage ? Comment faire que ce visage soit soudainement la plus belle chose – car puissant et indomptable – au monde ? Que le personnage soit bon ou mauvais, du côté du bien ou du mal, des victimes ou des bourreaux. Problématique qui semble au cœur du cinéma de Nemes.
On verra bientôt que l’objet soigneusement dissimulé par la jeune femme en question est un bijou, sorte de cœur de l’océan, noir comme le charbon. Un moment donné elle le porte discrètement à son cou, pour se regarder dans le miroir, puis le cache à nouveau. Quel danger peut-il provoquer ? Quel secret, quelle honte renferme-t-il ? Le film ne le dira évidemment pas mais avec un peu de patience – Un titre à double entrée, forcément – il offrira des pistes. Et on comprendra vite où l’on a échoué.
S’il faudra suivre un Sonderkommando dans Le fils de Saul, il s’agit là « seulement » de suivre une employée de bureau. Elle fait pourtant partie du décor. Comme lui, elle est actrice de la guerre. Et qu’importe son histoire, elle est du côté des nazis, puisqu’elle n’est pas nue, prête à être exécutée comme cette masse de gens, anonymes (une fois encore c’est son seul point de vue que Nemes nous offre) regroupés en forêt, qu’elle observe discrètement d’une fenêtre.
Déjà, la question de la représentation tient une place essentielle dans le processus filmique. Mais cette problématique est encore en germe là où elle sera aussi dangereuse qu’irréprochable, à mon sens bien entendu, dans Le fils de Saul. L’horreur ici reste au loin, en marge. Elle se devine autant qu’on finit par deviner d’où peut bien provenir ce bijou. Un plan seulement, donc, With a little patience. Sans doute qu’alors, Nemes ne voyait pas comment le filmer dignement autrement. Il y parviendra huit ans plus tard.