ALLEN, Woody (1935 – 2017)
Cette critique, très postérieure au visionnement et au re-visionnement (très appréciés) du film est une réponse personnelle au massacre en règle auquel Wonder wheel a été soumis – pour des raisons qui n’ont pas grand-chose à voir avec le film : les frasques porcines d’Harvey Weinstein, le déchaînement médiatique immédiat et furieux, avec en plus des règlements de comptes familiaux, glauques et datant de plus de vingt ans, une foule moutonnière aussi, bien décidée à clouer au pilori un Woody Allen qui avait le profil du bouc-émissaire idéal.
Et mieux – ou pire. Le dernier Woody Allen, achevé, déjà dans la boîte, ne sortira sans doute jamais ; et les acteurs principaux ont déjà fait don de leurs cachets aux associations etc.
En l’occurrence il était donc facile de poser que Wonder wheel, à l’image des derniers Woody Allen était un mauvais film, vide, répétitif, fatigué, creux paresseux.
Oui mais - les derniers Woody Allen sont souvent bons, voire très bons et presque toujours intéressants - de Magic in the moonlight, léger certes, drôle, ludique à L’Homme irrationnel, paresseux sans doute mais d’une originalité indéniable, et surtout au remarquable Blue Jasmine … dans la lignée duquel s’inscrit, indéniablement, Wonder wheel.
Parce que Wonder wheel est un très bon film.
STORARO, Vittorio
Il peut sembler singulier d’ouvrir une chronique sur une œuvre de Woody Allen homme de mots (et aussi, à l’évidence, de maux) par l’évocation de son directeur de la photographie …
• En réalité Woody Allen s’est toujours beaucoup intéressé au traitement de l’image et il s’est toujours appuyé à cette fin sur de grands chefs-opérateurs : entre autres, Gordon Willis, Carlo Di Palma, Zhao Fei, Vilmos Zsigmond, Darius Khondji jusqu’à …
• Aujourd’hui, Vittorio Storaro, sans doute le plus grand chef-op actuel, l’homme qui a conçu les images d’Apocalypse now ou des plus grands films de Bertolucci (la photographie magistrale du Dernier empereur ou du Conformiste), praticien mais aussi inventeur et auteur de nombreux ouvrages de référence.
• Pour Wonder wheel, Storaro a su convaincre Woody Allen de se lancer pour la première fois dans la photographie numérique – et c’était également la première fois que lui-même renonçait à l’argentique …
• Et cette option a précisément fait l’objet des critiques les plus vives : une image immonde, saturée, kitsch …
• Or, non seulement la photographie du film est plus qu’originale, belle, mais surtout elle porte le sens profond du film.
Les couleurs sont d’abord celle du lieu, Coney Island, espace mythique, qui vit alors, vers 1950, ses dernières années triomphales, avec sa plage, sa promenade, ses fêtes foraines, sa roue du destin – avant de s’effondrer, car perçu comme un environnement très dangereux, avec ses voyous, ses gangsters, ses incendies (Woody Allen n’aurait donc rien inventé !), puis de renaître aujourd’hui, avec son front de mer réhabilité, ses boutiques, son nouveau parc d’attractions avec le retour de la grande roue du destin, celle qui ouvrait aussi un autre ouvrage culte et tragique, Au-dessous du volcan, certes d’une tout autre tonalité, mais au bout du compte, peut-être pas si différent …
Les tonalités du film, lumineuses, bariolées, kitsch si l’on y tient, sont parfaitement adaptées au mythe de Coney Island.
Et à cette occasion Woody Allen réussit aussi à jouer avec l’espace comme il l’avait rarement fait auparavant – une caméra très mobile, avec des mouvements aussi complexes que fluides, des errances des amants sur la promenade, vers leurs espaces intimes, dissimulés au public jusqu’à la disparition de la jeune femme, suivie par une voiture aux occupants très inquiétants, à sa sortie du restaurant …
Et il y a mieux. Le choix essentiel de passer à des tonalités presque monochromes, qui envahissent complètement l’écran, du rouge explosif et saturé qui va traduire les phases d’exaltation, d’amour fou, d’espoir insensé, d’illusion romanesque de l’héroïne au bleu très cru, glacial qui accompagne, souvent de façon très rapprochée, ses moments de grande angoisse, de névrose naissante, de désespoir … ou le sens profond du film dans l’affrontement tellement maîtrisé entre deux couleurs.
La couleur rouge ici, forcément artificielle et excessive, c’est aussi celle du théâtre et de son rideau, du théâtre sous le signe duquel toute l’histoire se déroule, qui constitue l’espace, entre amour et drame, dans lequel se meuvent les personnages, effectivement coupés (pour certains) de toute réalité. Cette frontière si poreuse entre le réel et l’illusion, qui a toujours attiré Woody Allen, trouve ici sa meilleure déclinaison en couleurs.
O’NEILL, Eugene ; WILLIAMS, Tennessee
Théâtre donc.
Dès le début du film, le récit est placé sous le signe du jeu, du décalage – avec l’arrivée rapide d’un meneur de jeu (étonnant Justin Timberlake), jeune maître-nageur se rêvant en dramaturge et commentant l’action en voix off.
Mais cet artifice fera vite long feu, le personnage perdant rapidement son statut de deus ex machina pour se trouver plongé, presque malgré lui, au cœur de la machine. Dès les premières séquences, la confusion entre réalité et rêve (illusion plutôt, et cauchemar dans la perspective) est donc annoncée.
Le théâtre est ainsi omniprésent, entre auteurs de référence, livres, citations. C’est sans doute Eugene O’Neill, avec sa galerie de personnages en marge, tentant de préserver leurs illusions avant de sombrer dans le désespoir le plus noir, qui est la référence la plus explicite, la plus présente dans Wonder wheel. Mais il y a aussi, plus sombre encore peut-être, dans la droite ligne de Blue Jasmine (on y reviendra) et d’un ancien Tramway nommé Désir, l’ombre de Tennessee Williams qui hante la dernière partie de l’œuvre de Woody Allen.
WINSLET, Kate ; BELUSHI, James ; TEMPLE, Juno; TIMBERLAKE, Justin
Pour donner chair à ce requiem, les quatre principaux comédiens réussissent des performances d’autant plus remarquables que leurs personnages ne peuvent, à aucun moment, susciter la moindre empathie ;
James Belushi, comme toujours, réussit, toujours sur le fil, à lier vulgarité la plus crasse et humanité à peine enfouie ;
Juno Temple, sans jamais donner l’impression de jouer, comme toujours, de Killer Joe (énorme) à Vinyl, réussit à lier innocence et fatalité avec la force de l’évidence ;
Justin Timberlake, toujours juste et tout en nuances, confirme qu’il est désormais un acteur.
Mais l’Actrice majuscule, c’est évidemment Kate Winslet – même, paradoxe ultime, quand elle joue ici une très mauvaise actrice, incapable de sortir de la confusion entre rêve et réalité, particulièrement mauvaise dans sa scène ultime, où elle ânonne très mal un texte particulièrement mauvais. Elle le joue donc très mal, magistralement très mal.
Et l’on retrouve alors le naufrage final de Blue Jasmine, ou encore les traits défaits, défigurés à ses heures d’une tragédienne comme Bette Davis.
ALLEN, Woody (1935 – 2017)
On pourra sans doute ergoter. Dire que Woody Allen propose toujours le même film (ce qui est totalement faux), avec son éternel triangle amoureux et ses éternelles références personnelles, mais très détournées ici – la différence d’âge à l’intérieur du couple en danger (ici inversée), et, sans doute encore plus près de lui et plus troublant, le drame lié à la jalousie amoureuse, autour du même homme, entre la femme et sa belle-fille. Et même les thèmes obsessionnels, comme la psychanalyse.
Mais ici, détournement définitif, le fils de l’héroïne mettra le feu au cabinet de la psychiatre qui tente en vain de soigner sa maladie.
Dans ce jeu de massacre où aucun personnage n’est épargné c’est peut-être à ce pyromane compulsif que Woody Allen finit par s’identifier. Et à la fin extrême il ne reste plus qu’un départ d’incendie.
Le film le plus noir de Woody Allen sans doute – comme un pressentiment de la curée.