Il est amusant de visionner à la suite les deux films que sont le Daim de Quentin Dupieux et Yves de Benoît Forgeard. Véritablement le centre du mouvement de l’absurde français, si tant est qu’un tel mouvement existe, les deux œuvres sont pourtant assez dissemblables. On ne peut nier à Quentin Dupieux une certaine maîtrise, une expérience de la chose cinématographique, qui fait que son film est très acclamé même si un certain ennui s’est abattu sur l’auteur de ces lignes face  un Jean Dujardin qui fait certes le job, une Adèle Haenel percutante comme à son habitude, mais dans un film qui tourne assez vite en rond autour de sa thématique, celle d’une descente de ses protagonistes vers les profondeurs de la folie, un film qui est bâti sur son registre habituel de l’absurde, mais trop intellectualisé, peut-être trop tourné sur lui-même, pour  parvenir vraiment à amuser.


Yves, d’un autre côté, est perçu comme un film potache, avec un langage ordurier, des lyrics de rap orduriers, un personnage un peu bas de plafond. Et pourtant, l’humour par l’absurde ici fonctionne bien plus facilement que chez Dupieux. Benoît Forgeard tient un sujet nettement identifié , le rapport de l’homme et de la machine dans un monde qui part en vrille. Jérem (étonnant William Lebghil) est un jeune glandeur qui rêve de devenir une star du rap, mais sans beaucoup de talent, ni même de conviction. Fauché, il accepte d’être un cobaye dans un programme de test d’un frigo doté d’une intelligence artificielle, dans le but uniquement d’avoir de quoi manger gratuitement. Yves, c’est le nom de son frigo, commande en effet la nourriture qui convient à Jérem de manière de plus en plus précise, au fur et à mesure que son algorithme fait plus profonde connaissance avec ce dernier. La formule fait mouche très vite, les gags ne sont pas toujours d’une finesse exquise, mais ils sont drôles, et d’autant plus fascinants que le spectateur est face à quelque chose qu’il fantasme autant qu’il craint, à savoir une intelligence artificielle qui lui est supérieure mais qui serait pourtant à son service, lui, l’humain, le  maître de l’univers.


La manière assez terre-à-terre de traiter ce sujet de la domination de la machine du futur proche sur l’homme non seulement marche, mais cache une analyse sociologique aiguë de la société que nous sommes en train de fabriquer. Benoît Forgeard se place au niveau de l’homme, mais également au niveau de la machine, en montrant de manière troublante combien l’épaisseur du trait est très fine entre Yves et Jérem. Ils ont beau être l’un et l’autre conscients du désavantage  pour Yves d’être désincarné, non incarné plus exactement, le risque que le « fribot » tombe amoureux d’une humaine , ou vice-versa, n’est jamais complètement nul. Yves et Jérem deviennent en effet la même « personne », l’un avec plus de chair, l’autre avec plus de cerveau, et le scénario du cinéaste et de son co-scénariste Alain Layrac regorge de trouvailles pour montrer l’ « amitié » et la symbiose qui naissent entre les deux personnages.


Pour enfoncer encore le clou de sa démonstration, Benoît Forgeard introduit le personnage de So (Doria Tillier, dont la beauté éclatante sert parfaitement les propos du cinéaste). So est la statisticienne qui doit suivre les progrès d’Yves, ainsi que ceux de Jérem, censé se bonifier dans tous les domaines au contact de son frigo magique. Bien entendu, Yves tout comme Jérem tombent très vite amoureux de So, et les quiproquos drôlatiques qui s’ensuivent relèvent davantage d’une vraie réflexion sur le devenir de notre société dans le cadre de cette coexistence homme/machine, que d’un mauvais vaudeville de ménage à trois. Le film fait parfois froid dans le dos, tant la réalité imaginée par le cinéaste est à la fois crédible et terrifiante. Le choix de la romance mais aussi de la bromance , avec une hallucinante scène finale sous  forme d’apothéose est un choix judicieux qui démarque Yves des films de SF qui souvent n’ont qu’une approche alarmiste et exagérée de ce sujet.


On peut encore dire un mot de Philippe Katerine, déjà au casting dans Gaz de France, le précédent film autrement moins réussi de Benoît Forgeard, qu’on voit ici comme une sorte de passage entre l’univers musical pauvre, mais humain, de Jérem, et celui parfait, sans aucune fausse note et propice à fabriquer des tubes à la chaîne qu’Yves crée. Philippe Katerine, avec son électro-pop déjantée, est cet élément qui représenterait une collaboration idéale entre l’homme et la machine…


Fourmillant d’idées, drôle de bout en bout, Yves est un film à tiroirs en apparence simple, mais qui porte de nombreuses pistes de réflexion sur la société. Clôturant la Quinzaine des Réalisateurs à Cannes , alors que le Daim l’ouvrait, Yves montre, de la même manière que les films de Quentin Dupieux, qu’une sorte  de French Touch existe aussi dans le cinéma de l’absurde post-moderne, et on ne peut que s’en réjouir.

Bea_Dls
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le 13 févr. 2020

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